Выбрать главу

Sous mon poncho, mon corps est secoué de décharges. Terreur ou impatience : je ne sais pas. Le lichen est l’indice. Le dernier élément qui boucle le cercle. Luc m’attend dans cette salle, juste après l’antichambre de sa première mort.

— Vous avez parlé d’une porte en fer. Elle est fermée à clé ?

— Y a intérêt.

— La clé.

Le bonhomme hésite. De mauvaise grâce, il sort son trousseau et détache un passe. Je l’attrape, ainsi que le phare à main puis repousse le guide dans la cabine du monte-charge. Il tente de protester :

— J’peux pas vous laisser faire ça. Vous êtes pas couvert par les assurances !

— Je suis jamais couvert, dis-je en rabattant la grille. Si je ne suis pas de retour dans deux heures, appelez ce numéro.

Je griffonne les coordonnées de Foucault sur un des reçus d’autoroute et le glisse entre les treillis.

— Dites-lui que Durey a des problèmes. Durey : compris ?

L’homme ne cesse de dodeliner de la tête.

— Si jamais vous arrivez au siphon, attention au lichen. Soit vous passez en moins de dix minutes, soit vous y restez.

— Je m’en souviendrai.

— Vous êtes sûr de votre coup ?

— Attendez-moi là-haut.

Il hésite encore puis, enfin, se résout à actionner son tableau de bord :

— J’vous renvoie l’ascenseur. Bonne chance !

La cabine disparaît dans un tremblement de ferraille. Le vide s’abat sur moi, infiltré par le bruit de la ventilation et le clapotis des gouttes. Je tourne les talons, la lampe à l’épaule, et me mets en marche.

À cinquante mètres, un escalier à pic. Plusieurs centaines de marches, pratiquement à la verticale. Je m’accroche à la rampe. Des coulées brillent sur les murs, le plafond scintille de flaques, l’humidité est partout, pénétrante, gorgeant l’air comme une éponge.

En bas, nouveau panneau : « sens de la visite ». Le rythme régulier des néons, fixés en hauteur, évoque un tunnel de métro. Au bout de cent mètres, je repère la porte, sur la gauche. Je fais jouer ma clé et cherche le commutateur. Une série d’ampoules, reliées entre elles par un seul câble, s’allument faiblement. De plus en plus lugubre : le boyau est noir, légèrement en pente. Je repousse mes appréhensions et avance, sans voir vraiment où je mets les pieds. Mes épaules accrochent les lampions, qui oscillent sur mon passage.

Soudain, la pente se casse à angle droit. Le puits. J’allume ma lampe et aperçois les échelons de fer sur la paroi opposée. Je teste du talon les premiers barreaux, éteins ma torche, la glisse en bandoulière puis attaque ma nouvelle plongée à reculons.

Une centaine de barreaux plus tard, je touche la terre ferme. Je ne vois rien mais l’air frais me renseigne : je me trouve dans un grand espace. « La première salle ». J’attrape mon phare et l’allume à nouveau. Je me tiens sur une coursive. À mes pieds, une caverne immense. Une vallée circulaire, qui rappelle un amphithéâtre romain.

Les plis dans la roche décrivent des myriades d’ornements. Des pics s’élèvent, des pointes s’abaissent, formant franges, piliers, dentelles. D’une manière absurde, mon esprit récite une vieille leçon de Sèze. « Stalactites : concrétions calcaires qui se forment à la voûte d’une grotte par l’évaporation de gouttes d’eau » ; « stalagmites : concrétions qui s’élèvent en colonnes du sol... »

Je me déplace sur la gauche, dos à la muraille, maintenant ma lampe devant moi, sans l’abaisser pour ne pas éclairer le vide.

Une autre galerie. J’avance, voûté, parfois presque accroupi. Des éboulis roulent sous mes semelles. Mes chevilles se tordent sur des arêtes, s’enfoncent dans des flaques. Mon champ de visibilité se limite au rayon de ma lampe. Des bruits de ruissellement me confirment que je suis sur la bonne voie — le guide a parlé d’un siphon...

Enfin, devant moi, le torrent. J’hésite un instant puis replace ma lampe sur mon épaule, cale mes pieds sur les côtés du boyau, juste au-dessus de l’eau. Nouvelle descente. L’eau est partout. L’eau est le sang de la grotte. Ses galeries sont ses veines, ses artères. Et je suis au cœur de cette circulation.

Enfin, une surface plate. Coup de torche : un sas de roches noires. Des blocs jonchent le sol, des stalactites lèchent les murs : aucune issue. Quelques pas encore. Soudain, une bouche. Le deuxième puits dont a parlé le gardien. Mais cette fois, aucun échelon, aucune prise. Sans matériel, impossible de descendre.

À ce moment, j’aperçois un scintillement. Un mousqueton. Je dirige mon faisceau et découvre un harnais, relié à une corde. La confirmation. Luc m’a préparé la route. Il est là, tout près, m’attendant pour l’ultime affrontement.

Je me harnache, m’empêtrant dans mes vêtements mouillés. Je n’ai aucune expérience en alpinisme, mais je trouve au fond de ma peur quelques parcelles d’esprit pratique. Une fois attaché, je me laisse aller, dos au vide. D’abord, rien ne se passe. Je reste suspendu, tournant sur moi-même, les deux mains serrées sur la corde. Puis celle-ci se met à coulisser, m’emportant lentement dans l’obscurité. Je ne réfléchis plus. Je plane, les yeux fermés. Je suis en train de plonger, physiquement, dans l’enfer de Luc.

Mes pieds retrouvent la terre ferme. Je m’extrais du harnais, braque ma torche. La deuxième salle. Même arc de cercle, mêmes stalactites. Mais le halo de ma lampe verdit. D’un geste, je l’éteins. La lueur verdâtre demeure. Une odeur phosphorée me pique les narines. Le lichen. Partout autour de moi.

Des semaines d’analyses, de recherches, de conjectures pour saisir l’origine de cette mousse. Maintenant, elle est là. Je suis à la source du mystère, comme les égyptologues le furent au fond du tombeau de Toutankhamon et y laissèrent leur peau.

Quelques mètres encore. Je n’ai pas rallumé mon phare. La nuit change de nature. Je discerne maintenant un halo rougeâtre. Je songe aux visions des Sans-Lumière. Le givre incandescent. Le phare palpitant... Le diable va-t-il m’apparaître ?

La lueur provient d’une des galeries. Toujours sans allumer, j’avance à l’intérieur, à quatre pattes. Mes paumes m’envoient un nouveau signal : la pierre est chaude. Une lignite ou je ne sais quel minéral, conservant le souvenir du magma immémorial. J’ai l’impression d’approcher du cœur incandescent de la Terre.

Une nouvelle niche.

Une cavité circulaire, de quelques mètres carrés, très basse.

On a dressé ici un autel, ponctué de lampes-tempête.

Mais ce n’est pas la mise en scène qui me fascine.

Ce sont les dessins sur les murs.

Des pictogrammes serrés, comme jaillis de la Préhistoire.

Je devine que je me trouve devant les esquisses dont m’a parlé Luc — les figures que Nicolas Soubeyras a soi-disant tracées avant de mourir. Je sais maintenant que ces œuvres sont celles de Luc lui-même. Elles n’ont jamais été dessinées sur un cahier mais sur les parois du caveau. Les croquis d’un Luc âgé de onze ans, mort de peur, emmuré vivant, en train d’étouffer près du cadavre de son père.

Je m’approche. Les motifs rappellent ceux de Lascaux ou de Cosquer. L’enfant a utilisé des feutres, dont il a écrasé la pointe. Des rouges, des ocres, quelques noirs. Les couleurs des premiers artistes de l’histoire humaine.