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— Mais personne ne connaîtra jamais ton histoire !

— Notre échiquier est d’une autre dimension, Mat. Tu es le représentant de Dieu. Je suis celui du diable. Ce sont nos seuls spectateurs.

— Que vas-tu faire... après ?

— Je vais continuer. Voyager dans les esprits, multiplier les possédés... D’autres identités m’attendent, d’autres méthodes. Le seul voyage important est celui des limbes.

Luc se lève et ajuste son tir. Alors seulement, je remarque qu’il tient mon .45. Quand me l’a-t-il subtilisé ? Il place le canon sur ma tempe : Mathieu Durey, suicidé avec son arme de service. Après le fiasco de mon enquête, la mort de Manon et le massacre de la famille Soubeyras, quoi de plus normal ?

— Adios, Saint-Michel.

La détonation me traverse de part en part. Une violente douleur, puis le néant. Mais rien ne vient. Pas de sang. Pas d’odeur de cordite. Le Glock, à quelques centimètres de mon visage, ne fume pas. Je tourne la tête, les tympans bourdonnants.

L’archange noir vacille, lâchant mon automatique, au bord de la coursive. Avant que je puisse esquisser un geste, Luc tend son bras vers moi, avec une stupéfaction incrédule, puis bascule en arrière, dans l’abîme.

Sa chute révèle une silhouette pleine et noire, à quelques mètres de là.

Même à contre-jour, je reconnais mon sauveur.

Zamorski, le nonce justicier de Cracovie.

Col romain et costume sombre, prêt pour une extrême-onction.

Ma première intuition a toujours été la bonne.

Le 9 millimètres fumant entre ses doigts lui va comme un gant.

122

LE SOL, le ciel, les montagnes.

Une ligne de lumière à l’orient, au-dessus des crêtes.

Elle s’élevait à la manière d’une auréole, rose sombre. Sur le parking, deux Mercedes noires étaient stationnées, surveillées par une poignée de prêtres. Ils attendaient leur maître — leur général.

Je me retournai. Zamorski marchait sur mes pas. Son visage carré se détachait dans le clair-obscur. Nez étroit, coupe argentée, traits immuables. Impossible de soupçonner qu’il venait de tuer un homme, à mille mètres sous terre. Tout juste portait-il des traces de salpêtre sur les épaules.

Je parvins à demander :

— Comment m’avez-vous retrouvé ?

— On ne vous a jamais perdus, ni toi, ni Manon. Nous devions vous protéger.

— Pas toujours efficace.

— À qui la faute ? Tu n’as pas tenu compte de mes avertissements. Tout ça aurait pu être évité.

— Je n’en suis pas sûr, répondis-je. Et vous non plus.

Le Polonais détourna les yeux. Dans son dos, la bouche noire de la grotte sous les arches d’acier. Je songeai à Luc Soubeyras. Naufragé du silence et des ténèbres. Nous n’avions même pas évoqué la possibilité de récupérer son corps, ni prononcé une prière à sa mémoire. Nous étions simplement remontés sans un mot, pressés d’en finir, et plus encore d’en sortir.

— Les Asservis, vous en êtes où ?

— Un groupe a été détruit, grâce à toi, dans le Jura. Et une autre faction, à Cracovie. Grâce à toi aussi, en partie. Mais d’autres foyers existent. En France. En Allemagne. En Italie. Nous suivons l’iboga noir. C’est notre fil. Comme on disait, du temps de Solidarnosc : « D’abord continuer, ensuite commencer. »

Je levai les yeux. La ligne de clarté formait un halo violet, flaque d’essence diluée dans l’estuaire de l’aube. Je fermai les paupières, savourant le vent glacé sur mon visage. Je sentais monter en moi une sensation diffuse de vie, d’être intense — et en même temps, à la surface de ma peau, une vibration légère, exaltée, électrique.

— Je suis déçu, souffla Zamorski. L’affaire se résumait donc à la folie d’un seul homme. Un imposteur qui jouait au démon. Pas l’ombre d’une présence surnaturelle, d’une force supérieure dans cette histoire. Nous n’avons pas approché, même de loin, le véritable adversaire.

J’ouvris les yeux. Dans la lumière naissante, le Polonais accusait son âge.

— Vous oubliez le principal. L’inspirateur de Luc.

— Beltreïn ?

Le contresens révélait la fatigue du nonce :

— Beltreïn n’était qu’un pion. Je parle de Satan. Celui que Luc a vu au fond de la gorge. Le vieillard luminescent.

— Tu y crois donc ?

— S’il y a eu un seul véritable Sans-Lumière dans cette affaire, c’est Luc. Il n’a rien inventé. Ses actes n’étaient que les ordres d’une entité supérieure. Nous n’avons pas rencontré le diable mais son ombre portée, à travers Luc.

Zamorski me frappa dans le dos :

— Bravo. Je n’aurais pas dit mieux. Tu es mûr pour notre groupe ! J’ai entendu dire que tu souhaitais rejoindre un ordre religieux. Pourquoi pas le nôtre ?

Je désignai les soldats en costume noir, parmi les longues ombres de l’aurore :

— Chercher Dieu, c’est chercher la paix, Andrzej. Pas la guerre.

— Le combat est au fond de toi, dit-il en pressant mon épaule. Et nous sommes les derniers chevaliers de la foi.

J’avançai sur le parvis, sans répondre. Au-dessus des montagnes, la courbe de lumière prenait de l’ampleur. Lente déchirure ocrée dans une moire bleu sombre. Le disque solaire n’allait pas tarder à crever la voûte céleste.

Zamorski insista :

— Réfléchis bien. Ta nature est la lutte. Pas la contemplation ni la solitude.

— Vous avez raison, murmurai-je.

— Tu vas nous rejoindre ?

— Non.

Je sentais contre ma hanche la crosse de mon .45 que j’avais récupéré.

Sensation dure, réconfortante, comme un assentiment.

— Quoi d’autre ?

Je souris :

— Continuer. Simplement continuer.

Pour être fort, il faut toujours écouter les conseils de ses ennemis. J’allais suivre la seule suggestion valable de Luc — celle du temps des Lilas : « On doit mourir encore une fois, Mat. Tuer le chrétien en nous pour devenir flics. »

Oui, j’allais encore arpenter les rues, combattre le mal, me salir les mains.

Jusqu’au bout.

Mathieu Durey, commandant de la Crime, sans illusions ni compassion.

Revenu de sa troisième mort.