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— Sur Larfaoui, repris-je, t’as des détails ? Où s’est-il fait allumer ?

— Chez lui. Un pavillon à Aulnay-sous-Bois. Le 8 septembre, vers 23 heures.

— La balle, l’arme ?

— Doudou n’a rien voulu cracher. Mais ça a l’air d’une vraie exécution. Un règlement de comptes ou une vengeance. À priori, ça pourrait être n’importe quel pro. (Foucault marqua un temps.) Y compris un flic.

— C’est ce que pensait Luc ?

— Personne ne sait ce qu’il pensait.

— Doudou ne t’a pas parlé de voyages que Luc faisait ces derniers temps ?

— Non.

— Qui est le juge sur l’affaire Larfaoui ?

— Gaudier-Martigue.

Mauvaise nouvelle. Un connard étriqué, avec des idées bien peignées sur le côté. Aucune chance d’obtenir des informations par la bande. Encore moins de consulter le dossier.

— Va te coucher, conclus-je. Demain, j’aurai d’autres trucs à te demander.

Foucault éclata de rire. Vraiment bourré. Je raccrochai. Ces nouvelles n’étaient pas celles que j’attendais. Il était impossible que l’exécution d’un brasseur-dealer plonge Luc dans le désespoir.

Je retournai à mon placard. Sur l’étage inférieur, des dossiers affichaient, sous le « D » générique, des lettres minuscules, par ordre alphabétique. J’ouvris le premier rabat et compris : les tueurs en série. Ils étaient tous là, à travers les siècles, les continents. De Gilles de Rais à Ted Bundy, de Joseph Vacher à Fritz Haarmann, de Jack l’Eventreur à Jeffrey Dahmer. Je renonçai à parcourir ces documents — je connaissais la plupart de ces cas et n’avais aucune envie de me vautrer dans cette nouvelle boue. Pas plus que je ne voulais consulter la dernière rangée du bas, visiblement consacrée à la pornographie et à toutes les turpitudes que la chair peut inventer.

Je me frottai les yeux et me levai. Il était temps d’attaquer la grande armoire. J’ouvris les deux battants et découvris de nouvelles archives, toujours frappées du sigle D. Mais cette fois, changement de registre : il s’agissait d’une immense iconographie du diable, ses représentations à travers les siècles.

J’attrapai les dossiers de gauche et les ouvris sur le bureau. L’Antiquité, avec les premiers démons de l’histoire humaine, issus des traditions sumérienne et babylonienne. Je m’arrêtai sur une des principales créatures de cette mythologie : Pazuzu, d’origine assyrienne, Seigneur des Fièvres et des Fléaux.

Du temps de la fac, j’avais suivi une UV de démonologie. Je connaissais ce monstre, avec ses quatre ailes, sa tête de chauve-souris et sa queue de scorpion. Il personnifiait les mauvais vents, ceux qui charrient les maladies, les infirmités. J’observai son mufle retroussé, ses dents chaotiques. À lui seul, il avait inspiré des siècles de tradition diabolique. Et quand un film majeur se tournait sur le diable, comme L’Exorciste de William Friedkin, c’était encore Pazuzu, ange noir des quatre vents, qu’on déterrait des sables d’Irak.

Je continuai de feuilleter : Seth, le démon égyptien ; Pan, dieu grec du désir sexuel, avec sa face de bouc et son corps poilu ; Lotan, « Celui qui se tord », qui inspirerait plus tard le Léviathan...

Les autres fichiers. L’art paléochrétien où le Mal, conformément à la Genèse, a la forme d’un serpent. Puis le Moyen Âge, l’âge d’or de Satan. Parfois, c’était un monstre tricéphale dévorant les damnés à l’heure du Jugement dernier ; d’autres fois, un ange noir aux ailes brisées ; d’autres fois encore, des gargouilles, sculptures et bas-reliefs dressant des trognes abjectes, des museaux rognés, des dents acérées...

On frappa doucement à la porte. Laure entra sans bruit. Il était minuit. Elle lança un coup d’œil aux dossiers à mes pieds.

— Je vais tout ranger, m’empressai-je de dire.

Elle fit un geste las : aucune importance. Elle avait pleuré. Son mascara avait coulé, lui dessinant deux yeux au beurre noir. J’eus cette pensée absurde, et cruelle : jamais ma mère n’aurait commis une telle faute. Je la revoyais, dans la voiture qui nous conduisait à l’enterrement de mon père, se passer sur les cils du mascara waterproof, en cas de larmes intempestives.

— Je vais me coucher, dit Laure. T’as besoin de rien ?

J’avais le gosier sec mais je fis non de la tête. L’heure tardive, cette intimité soudaine avec Laure... Je n’étais pas à mon aise.

— Si je travaille toute la nuit ici, c’est bon ?

Elle baissa encore les yeux sur les photographies par terre. Son regard consterné s’arrêta sur un masque de démon tibétain, qui sortait d’un carton :

— Il passait ses week-ends dans son bureau, à collectionner ces horreurs.

Dans sa voix, passait une sourde réprobation. Elle fit volte-face, attrapa la poignée puis se ravisa :

— Je voulais te dire quelque chose. Il m’est revenu un détail.

— Quoi ?

Par réflexe, je me levai, essuyant mes mains sur mon pantalon ; j’étais couvert de poussière.

— Un jour, je lui ai demandé ce qu’il foutait dans ce capharnaüm. Il m’a juste répondu : « J’ai trouvé la gorge. »

— La gorge ? Il n’a rien dit de plus ?

— Non. Il avait l’air d’un fou. Halluciné. (Elle se tut, soudain captive de ses souvenirs.) Si tu décides de partir dans la nuit, claque la porte derrière toi. Et n’oublie pas la messe, après-demain.

« J’ai trouvé la gorge. » Qu’avait-il voulu dire ? Etait-ce une gorge au sens physiologique ou minéral du terme ? Parlait-il d’un détail physique d’une personne ou d’un canyon, d’un puits de pierre ?

Les heures passèrent. En compagnie des fresques diaboliques de Fra Angelico et de Giotto, les peintures maléfiques de Grünewald et de Bruegel l’Ancien, le diable à queue de rat de Jérôme Bosch, le diable-porc de Dürer, les sorcières de Goya, le Léviathan de William Blake...

À 3 heures du matin, j’attaquai le dernier rangement. Au toucher, je sentis que les chemises n’abritaient plus des tirages photo mais des clichés médicaux. Des scanners, des clichés d’IRM, représentant des cerveaux. Je lus les légendes. Des malades psychiques en état de crise, notamment des schizophrènes violents.

Pas besoin d’être un génie pour deviner la démarche de Luc. À ses yeux, les représentations contemporaines du diable pouvaient être ces convulsions cérébrales, saisies sur le vif, à l’intérieur même de l’organe. Tout cela participait de la même logique : identifier le mal, sous toutes ses formes...

Je passai rapidement en revue ces archives, conservant quelques clichés pour mon dossier, ainsi que d’autres pour Svendsen. Je m’installai derrière le bureau, harassé — aucune force pour partir à cette heure. Mes pensées commençaient à perdre en netteté, et je me sentais de plus en plus mal.

Il n’y avait pas que la fatigue. Un malaise ne m’avait pas quitté depuis le début de mes fouilles : le Rwanda. La simple proximité des images du massacre m’avait foutu en l’air pour la nuit. Prenant la mesure de mon épuisement, je compris que je ne pourrais pas résister.

J’étais bon pour un aller simple en enfer.

Dans le puits de mes souvenirs.

13

QUAND J’AI DÉCOUVERT le Rwanda, le pays n’existait pas.

En tout cas pour le reste du monde.