Janvier 1995.
Retour au monde réel. J’adresse plusieurs lettres à des fondations religieuses, des lieux de retraite, des monastères, sollicitant un poste mineur, n’importe quoi pourvu que je sois en compagnie d’autres hommes. Un centre de formation en théologie, dans la Drôme, répond favorablement à ma demande, en dépit de mon état — je n’ai rien caché de ma maladie.
On m’assigne un rôle d’archiviste. Malgré mon bras invalide, je m’active, je range, je classe. Entouré de dossiers, de poussière, de séminaristes en stage, je me fonds dans le décor. Grâce à une poignée de pilules par jour et deux visites par semaine à un psy de Montélimar, je fais bonne figure. Et parviens à cacher mon état dépressif qui, même ici — surtout ici —, provoquerait une gêne, un malaise.
Parfois, des crises surviennent. Mes mains tremblent, mon corps s’agite, je suis soulevé par une fébrilité inexplicable. D’autres fois, au contraire, ma conscience devient aussi lourde qu’une étoile froide. C’est l’apathie. Impossible de lever un doigt. Je reste ainsi, plusieurs heures, écrasé par les idées qui me submergent : la mort, l’au-delà, l’inconnu... Dans ces moments-là, Dieu a de nouveau disparu.
Mais les souvenirs, eux, sont toujours là. Malgré mes précautions, je suis chaque fois pris en défaut. J’ai beau éviter toute proximité avec les transistors, télévisions et autres sons diffusés si, par malheur, un bruit blanc, un crachotement parvient à mes tympans, j’éprouve aussitôt une nausée implacable, un séisme au fond de mes tripes. « Qu’aucun cafard ne vous échappe ! » Je cours vomir dans les chiottes — ma bile, ma peur, ma lâcheté, pour finir, comme toujours, dans une crise de larmes.
Autre exemple. J’ai demandé à ne jamais manger avec les autres pour éviter tout bruit de fourchette, tout crissement de métal. Mais le seul raclement d’une table sur le parquet me propulse sur la route centrale de Kigali. Les tueurs hurlent et sifflent, les corps s’accumulent dans les fosses — des corps qu’on ne compte plus, qui ne comptent plus... Je pousse un cri avant d’entrer en convulsions. Je me retrouve à l’infirmerie, sous sédatif. Et je comprends, encore une fois, que je ne suis pas guéri, que je ne le serai jamais. La greffe n’a pas pris et il n’y a aucun moyen d’extraire le corps étranger.
Janvier 1996.
Je quitte le centre de théologie pour rejoindre un monastère isolé, dans les Hautes-Pyrénées. Expérience intérieure. Connaissance transcendante. Recherche du Verbe Divin. Parmi les moines cisterciens, je retrouve la force, l’espoir, la vitalité. Jusqu’au jour où ce quotidien ne me suffit plus.
Après ce que j’ai vu, il m’est impossible de rester là, à genoux, parlant au ciel alors que l’enfer est sur terre. Les moines qui m’entourent sont des novices en matière d’âmes. J’ai voyagé dans d’autres confins. J’ai vu le vrai visage de l’homme. Peau arrachée, muscles à nu, nerfs écorchés. Sa haine irréductible. Sa violence sans limite. Il faut guérir l’être humain de son mal, et ce n’est pas dans le silence et l’isolement que je pourrai le faire.
Alors, je me souviens de Luc.
Deux années que je n’ai pratiquement pas pensé à lui. Sa silhouette et sa voix me reviennent, avec une évidence nouvelle. Luc a toujours eu une longueur d’avance sur moi. Il a toujours pressenti les vérités choquantes, contradictoires, souterraines, de la réalité. Aujourd’hui encore, je comprends que je dois suivre sa voie.
Septembre 96.
J’intègre l’île aux Corbeaux.
L’ENSOP, l’École Nationale Supérieure des Officiers de Police, située à Cannes-Écluse, en Seine-et-Marne, ainsi surnommée parce que chacun y porte l’uniforme. Je ne suis pas dépaysé. J’ai connu la soutane. J’arbore maintenant la vareuse bleu marine. Passé le premier cap, où les officiers-formateurs me regardent d’un sale œil — avec mes diplômes, j’aurais pu tenter Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, la « boîte à commissaires » -, mes résultats parlent pour moi.
Dans chaque matière, je décroche les meilleures notes. Droit pénal. Droit constitutionnel. Droit civil. Procédure. Sciences humaines. Aucun problème. Sans compter le sport. Athlétisme. Tir. Close-combat... Ma vie d’ascète, mon goût de la rigueur font de moi un adversaire redoutable.
Mais c’est pendant mon stage de fin d’études, sur le terrain, que ma qualité majeure se révèle : le sens de la rue. Intuition des lieux, instinct de la traque, psychologie... Et surtout : don du camouflage. Malgré ma silhouette d’asperge et mon cursus d’intellectuel, je me fonds n’importe où, adoptant le langage des voyous, faisant ami-ami avec la pire racaille.
Juin 1998.
Je sors major de ma promotion. J’ai 31 ans. Grâce à cette première place, je peux choisir en priorité mon affectation parmi les postes vacants. Quelques jours plus tard, le directeur de l’école me convoque.
— Vous avez demandé la Brigade de Répression du Proxénétisme ?
— Et alors ?
— Vous n’êtes pas intéressé par un Office central ? Le ministère de l’Intérieur ?
— Quel est le problème ?
— On m’a dit... Vous êtes catholique, non ?
— Je ne vois pas le rapport.
— Vous risquez de voir de drôles de trucs à la BRP et...
L’homme hésite puis se fend d’un sourire paternaliste :
— La BRP, j’y ai passé dix années de ma vie. C’est un univers très particulier. Je ne suis pas sûr que les dépravés qu’on y croise aient besoin d’un flic de votre valeur.
Je lui rends son sourire, inclinant mon mètre quatre-vingt-dix :
— Vous n’avez pas compris. C’est moi qui ai besoin d’eux.
Septembre 1998.
Je plonge dans les arcanes du vice. En quelques mois, j’enrichis mon vocabulaire. Coprophilie : déviation sexuelle consistant à se nourrir d’excréments. Ondinisme : pratique où le plaisir est obtenu par la vue ou le contact de l’urine. Zoophilie : je mets la main sur un stock de cassettes qui se passent de commentaires. Nécrophilie : j’organise un flag mémorable, en pleine nuit, au cimetière du Montparnasse.
Mes dons pour le camouflage se confirment. Je m’infiltre partout, copinant avec les macs, les putes, découvrant avec le sourire les perversions les plus tordues. Boîtes échangistes, clubs sadomaso, soirées spéciales... Je surprends, j’observe, j’arrête. Sans dégoût ni état d’âme. Je suis de toutes les permanences. La nuit, pour être sur le coup. Le jour, pour recueillir les témoignages des plaignants, apporter compassion aux prostituées, aux familles des victimes.
Souvent, j’enchaîne vingt-quatre heures de service d’affilée. Je conserve des vêtements de rechange dans mon bureau. Parmi mes collègues, je passe pour un drogué du boulot, un « accro », un arriviste. À ce rythme, je passerai rapidement capitaine, tout le monde le sait. Mais personne ne comprend ma vraie motivation. Ce premier cap du sexe n’est qu’une étape. Le premier cercle de l’enfer. Je veux approfondir le mal, sous toutes ses facettes, pour mieux le combattre.