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— Tu ne pouvais pas prévoir.

— Si, justement. La bonne femme nous a doublés. Je n’ai pas verrouillé son...

— Tu n’as pas identifié les enjeux, c’est tout.

— Les enjeux ?

— Brigitte Coralin n’est pas venue te parler parce qu’elle avait des remords, ou qu’elle voulait sauver les petites. Elle a agi par jalousie. Elle aimait son salopard. Elle l’aimait quand il la torturait, quand il lui enfonçait des clopes dans la chatte. Et elle était jalouse des petites. De leurs souffrances.

— Jalouse...

Luc prend une Gitane.

— Ouais, mon pote. Tu as mal évalué le cercle du mal. Toujours plus large, plus vaste qu’on croit. À terme, Brigitte Coralin aurait aussi tué sa propre fille, si Coralin l’avait regardée de trop près. (Il expulse un long nuage, prenant son temps, avec cynisme.) Tu aurais dû la foutre en garde à vue.

— Tu es venu me faire la leçon ?

Luc ne répond pas. Un sourire gèle ses lèvres. Les hommes de la police scientifique, en combinaison blanche, débarquent.

— Je t’ai jamais quitté des yeux, Mat. On a suivi le même chemin. Vukovar pour moi, Kigali pour toi. La DPJ pour moi, la BRP pour toi.

— Quelle DPJ ?

— Louis-Blanc.

La Division de Police Judiciaire de Louis-Blanc couvre les arrondissements les plus chauds de Paris : 18e, 19e, 10e. L’école des durs.

— La même route, Mat. Pour parvenir au même but. La Crime.

— Qui te dit que je veux intégrer la BC ?

— Elles.

Luc désigne les enfants mortes que les infirmiers emportent jusqu’à l’ambulance. Les couvertures argentées claquent le long des brancards, révélant les chairs par à-coups. Luc murmure :

« Je suis vivant sans vivre en moi / Et si puissant est mon désir / Que je meurs de ne pas mourir »... Tu te souviens ?

Le cloître de Saint-Michel. L’odeur d’herbe coupée des jardins. La boîte de cachous et ses mégots. Saint Jean de la Croix. L’essence de l’expérience mystique. Le poète regrette de n’être pas mort pour pouvoir enfin envisager la grandeur du royaume de Dieu.

Mais il y a une autre lecture possible de ces vers. Nous en parlions souvent avec Luc. La mort nécessaire au véritable chrétien. Détruire en soi celui qui vit sans Dieu. Mourir à soi, aux autres, et à toute valeur matérielle, jusqu’à renaître dans la Memoria Dei... « Je meurs de ne pas mourir. » Saint Augustin avait déjà clamé cette vérité, quatre siècles auparavant.

— Il y a encore une autre mort, ajoute Luc comme par télépathie. On a quitté toi et moi le matérialisme pour vivre dans le sillage de Dieu. Mais cette vie spirituelle est un nouveau confort. Maintenant, il est temps de quitter cette foi rassurante. On doit mourir encore une fois, Mat. Tuer le chrétien en nous pour devenir flics. Nous salir les mains. Traquer le diable. Le combattre. Le comprendre. Au risque d’oublier Dieu.

— Et ce combat passe par la BC ?

— Les crimes de sang : c’est la seule voie. Tu en es ou non ? Tu veux t’arracher pour de bon à toi-même ?

Je ne sais pas quoi répondre. Après le sexe et ses déviances, le cercle de sang est l’étape que j’ai toujours envisagée. Mais je ne veux pas être piloté par un autre. Luc tend sa main vers les faisceaux bleus qui clignotent comme des stroboscopes :

— Cette nuit, tu t’es mouillé. Et tu ne dois rien regretter. On doit prendre des risques. Les vrais Croisés ont du sang sur les mains.

Je finis par sourire face à ce sermon grandiloquent.

— Je vais demander mon affectation.

Luc sort de sa poche une liasse de feuillets :

— La voilà. Signée par le préfet. Bienvenue dans mon groupe.

J’éclate d’un rire nerveux :

— On commence quand ?

— Lundi. Trente-trois ans : le bon âge pour renaître !

Le réveillon de l’an 2000 scella notre association.

Suivirent douze mois de pure efficacité.

Notre groupe, qui comptait huit officiers de police, était surtout un tandem. Nos démarches différaient — et se complétaient. Je jouais le Père la Rigueur, demandant une mise en examen seulement lorsque je possédais un dossier béton, montant aux perquises quand je savais déjà ce que je cherchais. Luc prenait des risques et utilisait toutes sortes de méthodes pour confondre les suspects. Menaces, violence — et théâtre. Ses techniques préférées : simuler un anniversaire dans les bureaux du 36, pour amadouer un type en garde à vue ; jouer au fou de Dieu incontrôlable, pour terrifier un mis en examen ; bluffer sur les preuves qu’il détenait au point d’embarquer son suspect pour la Santé, et le faire avouer en route.

J’étais un caméléon, discret, précis, intégré au décor. Luc était un acteur, un cabot, toujours dans l’esbroufe. Il mentait, manipulait, frappait — et décrochait la vérité. Il jouissait de cette situation qui donnait raison à son cynisme. Pour réussir, toujours trahir sa propre doctrine, utiliser les armes de l’ennemi, devenir un démon pour le démon ! Il aimait ce rôle de martyr obligé de se corrompre pour servir son Dieu. Son absolution était le taux d’élucidation de notre groupe — le plus performant de la brigade.

De mon côté, je n’avais plus d’illusions. Il y avait longtemps que mes pudeurs de catho avaient disparu. Impossible de remuer la merde sans être éclaboussé. Impossible d’obtenir des aveux sans devenir violent ou menteur. Mais ma ligne de conduite n’était jamais complaisante — ces écarts n’étaient pas mes méthodes prioritaires, et quand je devais les utiliser, c’était toujours avec le remords aux fesses.

Entre ces deux positions, nous avions trouvé un équilibre. Et cette balance était réglée au milligramme, grâce à l’amitié. Nous nous retrouvions, adultes, comme nous nous étions découverts adolescents. Même humour, même passion du boulot, même ferveur religieuse.

Les collègues finissaient par apprécier. Il fallait supporter les bizarreries de Luc — ses montées d’adrénaline, ses zones d’ombre, sa manière étrange de s’exprimer. Il parlait d’influence du diable ou de règne du démon, plutôt que de taux de criminalité ou de courbe des délits. Il lui arrivait aussi de prier à voix haute, en pleine intervention, ce qui donnait souvent l’impression de bosser avec un exorciste.

Dans mon genre, je n’étais pas mal non plus, avec mon aversion pour les bruits de métal, mon allergie à la radio, rechignant toujours à brancher celle de la bagnole. Me nourrissant exclusivement de riz et buvant du thé vert à longueur de journée, dans un monde où les hommes mangent gras et boivent sec.

Nos résultats s’envolèrent.

En une année, plus de trente arrestations. Une blague circulait dans les couloirs du 36 : « La criminalité augmente ? Non : les culs-bénits ont remonté leurs manches ! » On aimait ce surnom. On aimait notre image, différente et démodée. On aimait, surtout, faire équipe. Même si on savait qu’à terme, la rançon du succès serait, justement, la séparation.

Début 2002.

Luc Soubeyras et Mathieu Durey sont officiellement promus commandants. Luc à la Brigade des Stups, moi à la Crime. Sur le papier, plus de responsabilités, et un salaire plus élevé. Sur le terrain, un groupe d’enquête pour chacun de nous.