L’audace de l’adolescent me sidérait. À cette époque, je vivais ma foi comme une tare inavouable, parmi les autres gamins qui considéraient l’enseignement religieux comme la pire des matières. Et voilà que ce gosse affirmait vouloir devenir prêtre — un prêtre rock’n’roll !
— J’m’appelle Luc, dit-il. Luc Soubeyras. On m’a dit que tu cachais une bible sous ton oreiller et qu’on n’avait jamais vu un con pareil. Alors, j’voulais te dire : un con de ce genre-là, y’en a un autre ici — moi. (Il joignit ses mains.) « Heureux les persécutés : le royaume des cieux est à eux. »
Puis il tendit la paume vers le plafond du chœur, afin que je tope.
Le claquement de nos mains me ramena à la réalité. Je cillai et me retrouvai dans ma planque de Notre-Dame. La pierre froide, l’osier des prie-Dieu, les dossiers de bois... Je plongeai à nouveau dans le passé.
Ce jour-là, j’avais fait la connaissance du personnage le plus original de Saint-Michel-de-Sèze. Un moulin à paroles, arrogant, sarcastique, mais consumé par une foi incandescente. On était aux premiers mois de l’année scolaire 1981-1982. Luc, 3e B, avait déjà deux années du collège de Sèze derrière lui. Grand, décharné, comme moi, il s’agitait à coups de gestes fébriles. Hormis la taille et notre foi, nous partagions aussi un nom d’apôtre. Pour lui, celui de l’évangéliste que Dante surnommait le « scribe », parce que son évangile est le mieux écrit. Moi, de Matthieu, le douanier, le gardien de la loi, qui suivit le Christ et retranscrivit chacune de ses paroles.
Les points communs s’arrêtaient là. J’étais né à Paris, dans un quartier chic du seizième arrondissement. Luc Soubeyras était originaire d’Aras, village fantôme des Hautes-Pyrénées. Mon père avait fait fortune dans la publicité, durant les années soixante-dix. Luc était le fils de Nicolas Soubeyras, instituteur, communiste, spéléologue amateur qui s’était fait connaître dans la région en séjournant des mois, sans repère chronologique, au fond de gouffres d’altitude, et qui avait disparu, trois ans auparavant, au fond de l’un d’eux. J’avais grandi, fils unique, au sein d’une famille qui avait érigé le cynisme et la flambe en valeurs absolues. Luc vivait, quand il n’était pas à l’internat, auprès d’une mère fonctionnaire en disponibilité, chrétienne alcoolique qui avait pété les plombs après la mort de son mari.
Voilà pour le profil social. Notre statut d’écoliers aussi était différent. Je me trouvais à Saint-Michel-de-Sèze parce que l’établissement, d’obédience catholique, était l’un des plus réputés de France, l’un des plus chers, et surtout l’un des plus éloignés de Paris. Aucun risque que je déboule chez mes parents le week-end, avec mes idées lugubres et mes crises mystiques. Luc y suivait sa scolarité parce qu’il avait bénéficié, en tant qu’orphelin, d’une bourse des jésuites qui dirigeaient le pensionnat.
Finalement, cela fondait un dernier point commun entre nous : nous étions seuls au monde. Sans lien, sans attache, mûrs pour des week-ends interminables dans le collège désert. De quoi discuter de longues heures de notre vocation.
On se plaisait à romancer nos révélations respectives, prenant modèle sur Claudel, touché par la grâce à Notre-Dame, ou Saint-Augustin, saisi par la lumière dans un jardin milanais. Pour moi, cela s’était produit lors du Noël de mes six ans. Contemplant mes jouets au pied du sapin, j’avais littéralement glissé dans une faille cosmique. Tenant entre mes doigts un camion rouge, j’avais soudain capté une réalité invisible, incommensurable, derrière chaque objet, chaque détail. Une trouée dans la toile du réel, qui recelait un mystère — et un appel. Je devinais que la vérité était dans ce mystère. Même, et surtout, si je ne possédais pas encore de réponse. J’étais au début du chemin — et mes questions constituaient déjà une réponse. Plus tard, je lirais Saint-Augustin : « La foi cherche, l’intellect trouve... »
Face à cette révélation discrète, intime, il y avait celle de Luc, explosive, spectaculaire. Il prétendait avoir vu, de ses yeux vu, la puissance de Dieu, alors qu’il accompagnait son père lors d’un repérage en montagne, à la recherche d’un gouffre. C’était en 78. Il avait onze ans. Il avait aperçu, dans un miroitement de falaise, le visage de Dieu. Et il avait compris la nature holistique du monde. Le Seigneur était partout, dans chaque caillou, chaque brin d’herbe, chaque poussée de vent. Ainsi, chaque partie, même la plus infime, contenait le Tout. Luc n’était plus jamais revenu sur sa conviction.
Notre ferveur — mode majeur pour lui, mode mineur pour moi — avait trouvé son lieu d’épanouissement à Saint-Michel-de-Sèze. Non parce que l’école était catholique — au contraire, nous méprisions nos professeurs, confits dans leur foi doucereuse de jésuites —, mais parce que les bâtiments du pensionnat se structuraient autour d’une abbaye cistercienne, au sommet du campus.
Là-haut, nous avions nos lieux de rendez-vous. L’un, au pied du clocher, offrait une vue panoramique sur la vallée. L’autre, notre préféré, se situait sous les voûtes du cloître, où s’érigeaient des sculptures d’apôtres. À l’ombre des visages érodés de Saint-Jacques le Majeur avec son bâton de pèlerin ou de Saint-Matthieu avec sa hachette, nous refaisions le monde. Le monde liturgique !
Dos calé contre les colonnes, écrasant nos mégots dans une boîte de cachous en fer, nous évoquions nos héros — les premiers martyrs, partis sur les routes afin de prêcher la parole du Christ et qui avaient fini dans les arènes, mais aussi Saint-Augustin, Saint-Thomas, Saint-Jean de la Croix... Nous nous imaginions nous-mêmes en guerriers de la foi, théologiens, croisés de la modernité révolutionnant le droit canon, secouant les cardinaux parcheminés du Vatican, trouvant des solutions inédites pour convertir de nouveaux chrétiens à travers le monde.
Alors que les autres pensionnaires organisaient des virées dans le dortoir des filles et écoutaient les Clash à fond sur leur walkman, nous discutions sans fin du mystère de l’Eucharistie, confrontions, dans le texte, Aristote et Saint-Thomas d’Aquin, épiloguions sur le concile Vatican II, qui n’avait décidément pas été assez loin. Je percevais encore l’odeur d’herbe coupée du patio, le grain de mes paquets de Gauloises froissés, et nos voix, ces voix en pleine mue, qui déraillaient dans l’aigu pour finir dans un éclat de rire. Invariablement, nos conciliabules s’achevaient sur les derniers mots du Journal d’un curé de campagne de Bernanos : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. » Quand on avait dit cela, on avait tout dit.
Les orgues de Notre-Dame me rappelèrent à l’ordre. Je regardai ma montre : 17 h 45. Les vêpres du lundi commençaient. Je secouai mon engourdissement et me levai. Une violente douleur me plia en deux. Je venais de me rappeler la situation : Luc, entre la vie et la mort ; un suicide, synonyme d’un désespoir sans issue.
Je me remis en marche, boitant à moitié, la main sur l’aine gauche. Je me sentais flotter dans mon imperméable gris. Mes seuls points d’ancrage étaient mes mains crispées sur mon ventre et l’USP Heckler & Koch, qui avait remplacé depuis longtemps à ma ceinture le Manhurin réglementaire. Un fantôme de flic dont l’ombre serpentait devant lui, complice des longs voiles blancs de l’allée, dissimulant les échafaudages du chœur en restauration.