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Dehors, je reçus un nouveau choc. Non pas dû à la lumière du jour, mais à celle d’un autre souvenir, qui me perça tel un poinçon. La frimousse blanche, poudreuse, de Luc éclatant de rire. Sa chevelure rousse, son nez courbe, ses lèvres fines et ses grands yeux gris, brillant comme des flaques rieuses sous la pluie.

À cet instant, j’eus une révélation.

L’essentiel m’avait échappé aujourd’hui. Luc Soubeyras n’avait pas pu se suicider. C’était aussi simple que ça. Un catholique de sa trempe ne met pas fin à ses jours. La vie est un don de Dieu, dont on ne dispose pas.

3

LA BRIGADE criminelle, 36, Quai des Orfèvres. Ses couloirs. Son sol gris sombre. Ses câbles électriques, agglutinés au plafond. Ses bureaux mansardés. Je ne prêtais plus aucune attention à ces lieux. J’y déambulais comme dans une ouate neutre. Il n’y avait même plus ici d’odeur de tabac ou de sueur pour réveiller mon attention.

Pourtant, une impression d’humidité vaguement écœurante ne me quittait pas, comme si je marchais au sein d’un organisme vivant, en voie de déliquescence. Pure hallucination bien sûr, liée à mon passé africain. J’avais contracté là-bas une déformation, une manière d’appréhender les objets solides comme des êtres suintants, organiques...

Par les portes entrebâillées, je surpris des coups d’œil sans équivoque — tout le monde était déjà au courant. J’accélérai le pas, pour ne pas avoir à donner des nouvelles de Luc ou échanger des banalités sur le désespoir de notre métier. J’attrapai le courrier qui s’était accumulé dans mon casier puis refermai la porte de mon bureau.

Ces regards me donnaient un avant-goût de la suite des événements. Chacun allait s’interroger sur l’acte de Luc. Une enquête allait être ordonnée. Les Bœufs allaient s’en mêler. L’hypothèse de la dépression serait prioritaire mais les gars de l’IGS allaient fouiner dans la vie de Luc. Vérifier s’il ne jouait pas, s’il n’était pas endetté, s’il n’avait pas fricoté avec ses indics au point de tremper dans des affaires illégales. Une enquête de routine, qui ne donnerait rien mais qui allait tout salir.

Nausée, envie de dormir. J’ôtai mon trench-coat et conservai ma veste, malgré la chaleur. J’aimais la sensation familière de sa doublure en soie. Une seconde peau. Je m’assis dans mon fauteuil et considérai ma troisième peau : mon bureau. Cinq mètres carrés sans fenêtre, où s’entassaient les dossiers au point de couvrir les murs.

Je lançai un regard à la pile de paperasses que j’avais récoltée. Procès-verbaux d’auditions ou d’interpellations, factures détaillées de téléphone, relevés bancaires de suspects, « réquises » que les juges m’accordaient enfin. Et aussi : la revue de presse criminelle, qui tombait matin et soir, provenant du cabinet du ministère de l’Intérieur, ainsi que les télégrammes résumant les affaires les plus importantes en Île-de-France. Le bain de boue habituel. Le tout couvert de Post-it collés par mes lieutenants, signalant les résultats ou les impasses de la journée.

La nausée, en force. Je ne voulais même pas écouter mes messages. Ni sur mon portable, ni sur ma ligne fixe. Je contactai plutôt la gendarmerie de Nogent-le-Rotrou, la ville la plus proche de Vernay, et demandai à parler au capitaine qui avait supervisé le sauvetage de Luc. L’homme me confirma les informations de Svendsen. Le corps lesté, le transfert en urgence, la résurrection.

Je raccrochai, palpai mes poches, trouvai mes sans-filtre. J’attrapai une clope, mon briquet et, tout en réfléchissant, savourai chaque détail du rituel. Le paquet bruissant, intime ; le parfum oriental qui s’en dégageait, mêlé aux effluves d’essence du Zippo ; les grains de tabac qui restaient sur mes doigts, comme des fétus d’or. Puis, enfin, la gorgée de feu jusqu’au fond de ma poitrine...

18 heures. Je commençai enfin le décryptage des documents. Les Post-it. Déjà, des signes de solidarité : « Avec toi. Franck. » « Rien n’est perdu. Gilles. » « C’est le moment d’avoir du cran ! Philippe. » Je décollai ces messages et les plaçai à l’écart.

Alors seulement, je me plongeai dans le boulot, comptant les bons et les mauvais points de la journée. Foucault m’informait que la DPJ de Louis-Blanc refusait de nous communiquer le dossier concernant un corps tailladé, retrouvé près de Stalingrad. Ce meurtre pouvait être lié à un règlement de comptes entre dealers sur lequel nous enquêtions depuis un mois, à la Villette. Le refus ne m’étonnait pas. Toujours la vieille rivalité entre cette DPJ et la Crime. Chacun chez soi et les cadavres seront bien gardés.

Message suivant, plus constructif. Quinze jours auparavant, un camarade de promotion, basé à la DPJ de Cergy-Pontoise, m’avait demandé conseil sur un meurtre : une femme, 59 ans, esthéticienne, assassinée dans son parking. Seize coups de rasoir. Pas de vol, pas de viol. Aucun témoin. Les enquêteurs avaient envisagé un crime passionnel, puis un acte pervers — pour se retrouver dans une impasse.

En observant les photos du cadavre, j’avais remarqué plusieurs détails. Les angles d’attaque du rasoir révélaient que l’assassin était de même taille que sa victime, plutôt petite. L’arme était singulière : un coupe-chou à l’ancienne, qu’on ne trouve plus que dans les brocantes. Un tel instrument pouvait appartenir à un meurtrier de sexe féminin. Dans les règlements de comptes entre putes, par exemple, c’est l’arme qu’on utilise — une arme qui défigure —, alors que les hommes jouent plutôt du couteau et frappent au ventre.

Mais surtout, les plaies étaient concentrées sur le visage, la poitrine, le bas-ventre. Le meurtrier s’était acharné sur les parties qui désignaient le sexe. Il s’était surtout attardé sur la figure, coupant le nez, les lèvres, les yeux. En défigurant sa victime, l’assassin s’était peut-être concentré sur sa propre image, comme s’il brisait un miroir. J’avais aussi noté l’absence de plaies de défense, induites par des mouvements de lutte ou de protection : l’esthéticienne ne s’était pas méfiée. Elle connaissait son agresseur. J’avais demandé à mon collègue de Cergy si la morte n’avait pas une fille ou une sœur. Mon pote de promotion avait promis d’interroger de nouveau la famille. Le Post-it disait simplement : « La fille a avoué ! »

Je mis de côté les factures de téléphone, les relevés bancaires — pas assez concentré pour décrypter quoi que ce soit. Passai à une autre liasse, fraîchement imprimée : un rapport de constatation, sur une scène de crime que j’avais manquée la veille. Mon troisième de groupe, Meyer, était le procédurier de l’équipe, l’écrivain de la bande. Licencié en lettres, il mettait un soin particulier à rédiger ces constates — et savait y faire pour évoquer les lieux du meurtre.

Tout de suite, je fus dans l’histoire. Le Perreux, midi, l’avant-veille. À l’heure du déjeuner, un ou plusieurs agresseurs avaient pénétré dans une bijouterie avant que la gérante ait pu actionner l’alarme. Ils avaient emporté la caisse, les bijoux — et la femme. On l’avait retrouvée assassinée dans les bois qui bordent la Marne, le lendemain matin, à demi enterrée. C’était ce lieu que décrivait Meyer : le corps à moitié enseveli, l’humus, les feuilles mortes. Et les chaussures de la victime, posées perpendiculairement à côté de la sépulture. Pourquoi les chaussures ?