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Un souvenir prit forme dans ma mémoire. À l’époque de mes aspirations humanitaires, avant de voyager en Afrique, j’avais sillonné la banlieue nord dans un bus distribuant nourriture, vêtements et soins aux familles nomades qui survivaient sous les ponts du périphérique. Pour l’occasion, j’avais étudié la culture des Rom. Sous leur aspect crado et dévoyé, j’avais découvert un peuple très structuré, suivant des règles strictes, notamment à propos de l’amour et de la mort. Lors d’un enterrement, une histoire identique, justement, m’avait frappé. Les gitans avaient déchaussé le corps avant de l’inhumer et posé ses bottes près de la sépulture. Pourquoi ? Je ne m’en souvenais plus mais la similitude méritait d’être creusée.

J’attrapai mon téléphone et appelai Malaspey. Le plus froid de mon groupe, et le moins bavard. Le seul qui ne risquait pas de me parler de Luc. Sans préambule, je lui ordonnai de trouver un spécialiste des Rom et de vérifier leurs rites funéraires. Si mon soupçon se confirmait, il faudrait gratter autour des communautés tsiganes du 94. Malaspey acquiesça puis raccrocha, comme prévu, sans un mot personnel.

Retour à la paperasse. En vain. Plus moyen de me concentrer. Je laissai tomber les auditions et contemplai mon capharnaüm, les murs tapissés de dossiers non sortis, c’est-à-dire, en langage de flic, non résolus. Des affaires anciennes que je refusais de classer. J’étais le seul enquêteur de la Brigade à conserver de tels documents. Le seul aussi à prolonger leur délai de prescription — dix années pour les crimes de sang —, en menant de temps à autre un interrogatoire ou en trouvant un fait nouveau.

J’observai, en haut d’une pile, la photographie punaisée d’une petite fille. Cecilia Bloch, dont le corps brûlé avait été retrouvé à quelques kilomètres de Saint-Michel-de-Sèze, en 1984. On n’avait jamais piégé le coupable — le seul indice était les bombes aérosol utilisées pour mettre le feu au corps. Pensionnaire à Sèze, j’avais été obsédé par cette affaire. Une question me hantait : le meurtrier avait-il d’abord tué la petite ou l’avait-il brûlée vive ? Quand j’étais devenu flic, j’avais exhumé le dossier. J’étais retourné sur les lieux. J’avais interrogé les gendarmes, les habitants proches — sans résultat.

Une autre enfant figurait sur le mur. Ingrid Coralin. Orpheline qui devait avoir aujourd’hui douze ans et grandissait de foyer en foyer. Une gamine dont j’avais indirectement tué les parents, en 1996, et à qui je versais, anonymement, une pension.

Cecilia Bloch, Ingrid Coralin.

Mes fantômes familiers, ma seule famille...

Je me secouai et vérifiai ma montre. Presque 20 heures — le temps d’agir. Je montai un étage. Composai le code d’accès de la Brigade des Stups et pénétrai dans les bureaux. Je croisai, sur la droite, l’open-space du groupe d’enquête de Luc. Pas un rat. À croire qu’ils s’étaient tous retrouvés ailleurs — peut-être dans une de leurs brasseries habituelles pour boire en silence. Les hommes de Luc étaient les plus durs du Quai des Orfèvres. Je souhaitais bonne chance aux gars de l’IGS qui allaient les interroger. Les flics ne lâcheraient pas un mot.

Je dépassai la porte de Luc sans m’arrêter, lançant un coup d’œil dans les pièces voisines : personne. Je revins sur mes pas, tournai la poignée — fermée. Je tirai de ma poche un trousseau de passes et fis jouer la serrure en quelques secondes. Je pénétrai sans bruit à l’intérieur.

Luc avait fait le ménage. Sur le bureau, pas un papier. Sur les murs, pas un avis de recherche. Au sol, pas un dossier en retard. Si Luc avait vraiment voulu partir, il n’aurait pas procédé autrement. Le goût du secret : une des clés du personnage.

Je restai immobile quelques secondes, laissant les lieux venir à moi.

Le repaire de Luc n’était pas plus grand que le mien mais il disposait d’une fenêtre. Je contournai le bureau — un meuble des années trente que Luc avait acheté dans une brocante — et m’approchai du panneau de liège derrière le fauteuil. Quelques photos y étaient encore fixées. Pas des clichés professionnels : des portraits de Camille, huit ans, et d’Amandine, six ans. Dans l’obscurité, leurs sourires flottaient sur le papier glacé comme à la surface d’un lac. Des dessins d’enfants se détachaient aussi — des fées, des maisons peuplées d’une petite famille, « papa » armé d’un gros pistolet poursuivant les « marchands de drogue ». Je posai mes doigts sur ces images et murmurai : « Qu’est-ce que t’as fait ? Putain, qu’est-ce que t’as fait ?... »

J’ouvris chaque tiroir. Dans le premier, des fournitures, des menottes, une bible. Dans le deuxième et le troisième, des dossiers récents — des affaires sorties. Rapports impeccables, notes de service bien léchées. Jamais Luc n’avait travaillé avec ce degré d’ordre. Il s’était livré ici à une mise en scène. Un bureau de premier de la classe.

Je m’arrêtai sur l’ordinateur. Aucune chance que le PC contienne un scoop mais je voulais en avoir le cœur net. J’appuyai, machinalement, sur la barre d’espace. L’écran s’alluma. J’attrapai la souris et cliquai sur une des icônes. Le programme me demanda un mot de passe. Je tapai la date de naissance de Luc, à tout hasard. Refus. Les prénoms de Camille et d’Amandine. Deux refus, coup sur coup. J’allais tenter une quatrième possibilité quand la lumière jaillit.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

Sur le seuil, se tenait Patrick Doucet, dit « Doudou », numéro deux du groupe de Luc. Il avança d’un pas et répéta :

— Qu’est-ce que tu fous dans ce putain de bureau ?

Sa voix sifflait entre ses lèvres serrées. Je ne retrouvai ni mon souffle, ni ma voix. Doudou était le plus dangereux de l’équipe. Une tête brûlée dopée aux amphètes qui avait fait ses armes à la BRI et vivait pour le « saute-dessus ». La trentaine, une tête d’ange malade, des épaules de culturiste, carrées dans un blouson de cuir râpé. Il portait les cheveux courts sur les côtés, longs sur la nuque. Détail raffiné : sur la tempe droite, trois griffes étaient rasées.

Doudou désigna l’ordinateur allumé.

— Toujours à fouiller la merde, hein ?

— Pourquoi la merde ?

Il ne répondit pas. Des ondes de violence lui secouaient les épaules. Son blouson s’ouvrait sur la crosse d’un Glock 21 — un calibre .45, l’arme régulière du groupe.

— Tu pues l’alcool, remarquai-je.

Le flic avança encore. Je reculai, la trouille au ventre.

— Y’a pas de quoi boire un coup, peut-être ?

J’avais vu juste. Les hommes de Luc étaient partis se bourrer la gueule. Si les autres rappliquaient maintenant, je me voyais bien dans la peau du flic lynché par les collègues d’un service rival.