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— Qu’est-ce que tu cherches ? me souffla-t-il en pleine face.

— Je veux savoir comment Luc en est arrivé là.

— T’as qu’à regarder ta vie. T’auras la réponse.

— Luc n’aurait jamais renoncé à l’existence. Quelle qu’elle soit. Elle est un don de Dieu et...

— Commence pas avec tes sermons.

Doudou ne me quittait pas des yeux. Seul, le bureau nous séparait. Je remarquai qu’il vacillait légèrement : ce détail me rassura. Complètement ivre. J’optai pour les questions franches :

— Comment était-il ces dernières semaines ?

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

— Sur quoi travaillait-il ?

Le flic se passa la main sur la figure. Je me glissai le long du mur et m’éloignai.

— Il a dû se passer quelque chose..., continuai-je sans le lâcher du regard. Peut-être une enquête qui lui a foutu le moral par terre...

Doudou ricana :

— Qu’est-ce que tu cherches ? L’affaire qui tue ?

Dans son cirage, il avait trouvé le mot juste. Si je devais me résoudre au suicide de Luc, c’était une de mes hypothèses : une enquête qui l’aurait fait basculer dans un désespoir sans retour. Une affaire qui aurait bouleversé son credo catholique. J’insistai :

— Sur quoi bossiez-vous, merde ?

Doudou me suivait du coin de l’œil, alors que je reculais toujours. En guise de réponse, il émit un rot sonore. Je souris à mon tour :

— Fais le malin. Demain, ce seront les Bœufs qui te poseront la question.

— Je les emmerde.

Le flic frappa l’ordinateur du poing. Sa gourmette lança un éclair d’or. Il hurla :

— Luc a rien à se reprocher, tu piges ? On a rien à se reprocher ! Putain de Dieu !

Je revins sur mes pas et éteignis le computeur avec douceur.

— Si c’est le cas, murmurai-je, t’as intérêt à changer d’attitude.

— Maintenant, tu parles comme un avocat.

Je me plantai devant lui. J’en avais marre de son mépris à deux balles :

— Écoute-moi bien, ducon. Luc, c’est mon meilleur pote, O.K. ? Alors, arrête de me regarder comme une balance. Je trouverai la raison de son acte, quelle qu’elle soit. Et c’est pas toi qui m’en empêcheras.

Disant cela, je me dirigeai vers la porte. Quand je franchis le seuil, Doudou cracha :

— Personne chantera, Durey. Mais si tu remues la merde, tout le monde s’ra éclaboussé.

— Et si tu m’en disais un peu plus ? lançai-je par-dessus mon épaule.

En guise de réponse, le flic brandit un majeur bien raide.

4

À CIEL OUVERT.

Un escalier à ciel ouvert. Lorsque j’avais visité l’appartement pour la première fois, j’avais tout de suite su que je le prendrais à cause de ce détail. Des marches dallées de tomettes, surplombant une cour du XVIIIe siècle, enroulées autour d’une rampe de fer couverte de lierre. Immédiatement, j’y avais éprouvé une sensation de bien-être — de pureté. Je m’imaginais revenir du boulot et grimper ces degrés apaisants, comme si je traversais un sas de décontamination.

Je ne m’étais pas trompé. J’avais placé ma part d’héritage dans ce trois-pièces du Marais et, depuis quatre ans, j’éprouvais chaque jour la vertu magique de l’escalier. Quelles que soient les horreurs du boulot, la spirale et ses feuilles me nettoyaient. Je me déshabillais sur le seuil de ma porte, fourrais directement mes fringues dans un sac de pressing et plongeais sous la douche, achevant le processus de purification.

Ce soir, pourtant, la cage semblait privée de ses pouvoirs. Parvenu au troisième étage, je m’arrêtai. Une ombre m’attendait, assise sur les marches. Dans le demi-jour, je repérai le manteau de daim, le tailleur couleur prune. Sans doute la dernière personne que je désirais voir : ma mère.

J’achevais mon ascension quand sa voix enrouée m’adressa un premier reproche :

— Je t’ai laissé des messages. Tu n’as pas rappelé.

— J’ai eu une journée chargée.

Pas question de lui expliquer la situation : ma mère n’avait croisé Luc qu’une fois ou deux, lorsque nous étions adolescents. Elle n’avait fait aucun commentaire, mais son expression en disait long — c’était la même grimace que lorsqu’elle découvrait une famille bruyante dans le salon des premières, à Roissy, ou une tache sur un de ses canapés — les terribles fausses notes qu’elle devait supporter dans sa vie de mondaine tout-terrain.

Elle ne fit pas mine de se lever. Je m’assis à ses côtés, sans prendre la peine d’allumer le couloir. Nous étions abrités du vent et de la pluie et, pour un 21 octobre, il faisait plutôt doux.

— Qu’est-ce que tu voulais ? Une urgence ?

— Je n’ai pas besoin d’urgence pour te rendre visite.

Elle croisa les jambes d’un mouvement souple et j’aperçus mieux le tissu de sa jupe — un tweed de laine bouclé. Fendi ou Chanel. Mon regard descendit jusqu’aux chaussures. Noir et or. Manolo Blahnik. Ce geste, ces détails... Je la revoyais accueillir ses invités à coups de poses languides, lors de ses dîners incontournables. D’autres images se juxtaposèrent. Mon père, m’appelant affectueusement le « petit cul-bénit », puis me plaçant en bout de table ; ma mère, reculant toujours à mon approche, de peur que je froisse sa robe. Et mon orgueil muet face à leur distance et leur pauvre matérialisme.

— Cela fait des semaines que nous n’avons pas déjeuné ensemble.

Elle utilisait toujours la même inflexion douce pour distiller ses reproches. Elle affichait ses blessures affectives mais elle n’y croyait pas elle-même. Ma mère, qui ne vivait que pour les vêtements griffés et les appellations contrôlées, évoluait, côté sentiments, dans un monde de contrefaçon.

— Désolé, dis-je pour donner le change. Je n’ai pas vu passer le temps.

— Tu ne m’aimes pas.

Elle avait le don de proférer des sentences tragiques au détour d’une conversation anodine. Cette fois, elle avait dit cela sur son ton boudeur de jeune fille. Je me concentrai sur le parfum du lierre trempé, l’odeur des murs, récemment repeints.

— Au fond, tu n’aimes personne.

— J’aime tout le monde, au contraire.

— C’est ce que je dis. Ton sentiment est général, abstrait. C’est une espèce de... théorie. Tu ne m’as même jamais présenté de fiancée.

Je regardai le pan de nuit oblique se découper au-dessus de la rampe.

— On en a parlé mille fois. Mon engagement est ailleurs. J’essaie d’aimer les autres. Tous les autres.

— Même les criminels ?

— Surtout les criminels.

Elle ramena son manteau sur ses jambes. J’observai son profil parfait, entre ses mèches cuivrées.

— Tu es comme un psy, ajouta-t-elle. Tu prêtes ton intérêt à tous, tu ne le donnes à personne. L’amour, mon petit, c’est quand on risque sa peau pour l’autre.

Je n’étais pas sûr qu’elle soit bien placée pour m’en parler. Je me forçai pourtant à répondre — cette dissertation devait avoir une raison cachée :

— En trouvant Dieu, j’ai trouvé une source vive. Une source d’amour qui ne s’arrête jamais et qui doit réveiller le même sentiment chez les autres.

— Toujours tes sermons. Tu vis dans un autre temps, Mathieu.