— Le jour où tu comprendras que cette parole n’a pas de mode, ni d’époque...
— Ne prends pas tes grands airs avec moi.
Je fus soudain frappé par son expression : ma mère était aussi bronzée et élégante que d’habitude mais une fatigue, un ennui transparaissaient aujourd’hui. Le cœur n’y était plus.
— Tu connais mon âge ? demanda-t-elle soudain. Je veux dire : le vrai.
C’était un des secrets les mieux gardés de Paris. Lorsque j’avais eu accès au Sommier, c’était la première chose que j’avais vérifiée. Pour lui faire plaisir, je répondis :
— Cinquante-cinq, cinquante-six...
— Soixante-cinq.
J’en avais trente-cinq. À trente ans, l’instinct de maternité avait surpris ma mère alors qu’elle venait d’épouser, en secondes noces, mon père. Ils s’étaient entendus sur ce projet, comme ils s’entendaient sur l’achat d’un nouveau voilier ou d’un tableau de Soulages. Ma naissance avait dû les amuser, au début, mais ils s’étaient vite lassés. Surtout ma mère, qui se fatiguait toujours de ses propres caprices. L’égoïsme, l’oisiveté lui prenaient toute son énergie. L’indifférence, la vraie, et un boulot à plein temps.
— Je cherche un prêtre.
L’inquiétude monta en moi. J’imaginai tout à coup une maladie mortelle, un de ces bouleversements qui provoquent un retour d’âme.
— Tu n’es pas...
— Malade ? (Elle eut un sourire hautain.) Non. Bien sûr que non. Je veux me confesser, c’est tout. Faire le ménage. Retrouver une espèce de... virginité.
— Un lifting, quoi.
— Ne plaisante pas.
— Je croyais que tu étais plutôt de l’école orientale, persiflai-je. Ou New Age, je ne sais plus.
Elle hocha lentement la tête, me regardant en coin. Ses yeux clairs, dans son visage mat, étaient encore d’une séduction impressionnante.
— Ça te fait rire, hein ?
— Non.
— Ta voix est sarcastique. Tout ton être est sarcastique.
— Pas du tout.
— Tu ne t’en rends même pas compte. Toujours cette distance, cette hauteur...
— Pourquoi une confession ? Tu veux m’en parler ?
— Surtout pas à toi. Tu as un nom à me conseiller ? Quelqu’un à qui je pourrais me confier. Quelqu’un qui aurait aussi des réponses...
Ma mère, en pleine crise mystique. Ce n’était décidément pas une journée comme les autres. Elle murmura, alors que la pluie reprenait :
— Ça doit être l’âge. Je ne sais pas. Mais je veux trouver une... conscience supérieure.
J’attrapai un stylo et déchirai une feuille de mon agenda. Sans réfléchir, j’inscrivis le nom et l’adresse d’un père que je voyais souvent. Les prêtres ne sont pas comme les psys : on peut les partager en famille. Je lui tendis les coordonnées.
— Merci.
Elle se leva dans un sillage de parfum. Je l’imitai.
— Tu veux entrer ?
— Je suis déjà en retard. Je t’appelle.
Elle disparut dans l’escalier. Sa silhouette de daim et d’étoffe collait parfaitement à la brillance des feuilles, à la blancheur de la peinture. C’était la même fraîcheur, la même netteté. D’un coup, ce fut moi qui me sentis vieux. Je fis volte-face vers le couloir où luisait ma porte vert émeraude.
5
EN QUATRE ANS, je n’avais toujours pas fini d’emménager. Les cartons de livres et de CD encombraient encore le vestibule et faisaient maintenant partie du décor. Je posai dessus mon arme, laissai tomber mon imperméable et ôtai mes chaussures — mes éternels mocassins Sebago, le même modèle depuis l’adolescence.
J’allumai la salle de bains, croisant mon reflet dans le miroir. Silhouette familière : costume sombre, de marque, usé jusqu’à la trame ; chemise claire et cravate gris foncé, élimées aussi. J’avais plutôt l’air d’un avocat que d’un flic de terrain. Un avocat à la dérive, qui aurait trop longtemps frayé avec des voyous.
Je m’approchai de la glace. Mon visage évoquait une lande tourmentée, une forêt secouée de vent — un paysage à la Turner. Une tête de fanatique, avec des yeux clairs enfoncés et des boucles brunes fissurant le front. Je passai ma figure sous l’eau, méditant encore l’étrange coïncidence de la soirée. Le coma de Luc et la visite de ma mère.
Dans la cuisine, je me servis une tasse de thé vert — le Thermos était prêt depuis le matin. Puis je plaçai au micro-ondes un bol du riz que je cuisinais le week-end pour toute la semaine. En matière d’ascétisme, j’avais opté pour la tendance zen. Je détestais les odeurs organiques — ni viandes, ni fruits, ni cuisson. Tout mon appartement baignait dans les fumées d’encens que je brûlais en permanence. Mais surtout, le riz me permettait de manger avec des baguettes de bois. Je ne supportais ni le bruit ni le contact des couverts en métal. Pour cette raison, je n’étais pas vraiment client des restaurants ni des dîners en ville.
Ce soir, impossible de manger. Au bout de deux bouchées, je balançai le contenu du bol à la poubelle et me servis un café, provenant d’un deuxième Thermos.
Mon appartement se distribuait en un salon, une chambre, un bureau. Le triptyque classique du célibataire parisien. Tout était blanc, sauf les sols, en parquet noir, et le plafond du salon aux poutres apparentes. Sans allumer, je passai directement dans ma chambre et m’allongeai, laissant libre cours à mes pensées.
Luc, bien sûr.
Mais plutôt que de réfléchir à son état — une impasse — ou à la raison de son acte — une autre impasse —, je choisis un souvenir. Un de ceux qui reflétaient l’un des traits les plus étranges de mon ami.
Sa passion pour le diable.
Octobre 1989.
Vingt-deux ans, Institut Catholique de Paris.
Après quatre années à la Sorbonne, je venais d’achever une maîtrise — « Le dépassement du manichéisme chez Saint-Augustin » — et continuais sur ma lancée. J’étais en route pour m’inscrire à l’Institut. Je visais un doctorat canonique en théologie. Le sujet de ma thèse, « La formation du christianisme à travers les premiers auteurs chrétiens latins », allait me permettre de vivre plusieurs années auprès de mes auteurs préférés : Tertullien, Minucius Felix, Cyprien...
À cette époque, j’observais déjà les trois vœux monastiques : obéissance, pauvreté, chasteté. Autant dire que je ne coûtais pas grand-chose à mes parents. Mon père désapprouvait mon attitude. « La consommation, c’est la religion de l’homme moderne ! » clamait-il, citant sans doute Jacques Séguéla. Mais ma rigueur forçait son respect. Quant à ma mère, elle faisait mine de comprendre ma vocation qui flattait, en définitive, son snobisme. Dans les années quatre-vingt, il était plus original d’annoncer que son fils préparait le séminaire plutôt qu’il partageait son temps entre les Bains-Douches et la cocaïne.
Mais ils se trompaient. Je ne vivais pas dans la tristesse, ni l’austérité. Ma foi était fondée sur l’allégresse. Je vivais dans un monde de lumière, une nef immense, où des milliers de cierges scintillaient en permanence.
Je me passionnais pour mes auteurs latins. Ils étaient le reflet du grand virage du monde occidental. Je voulais décrire ce bouleversement, ce choc absolu provoqué par la pensée chrétienne, située aux antipodes de tout ce qui s’était dit ou écrit auparavant. La venue du Christ sur terre était un miracle spirituel mais aussi une révolution philosophique. Une transmutation physique — l’incarnation de Jésus — et une transmutation du Verbe. La voix, la pensée humaines ne seraient plus jamais les mêmes...