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J’imaginais la stupéfaction des Hébreux face à Son message. Un peuple élu qui attendait un messie puissant, belliqueux, sur un char ardent, et qui découvrait un être de compassion, pour qui la seule force était l’amour, qui prétendait que chaque défaite est une victoire et que tous les hommes sont des élus. Je songeai aussi aux Grecs, aux Romains qui avaient créé des dieux à leur image, avec leurs propres contradictions, et qui voyaient soudain un dieu invisible prendre l’image de l’homme. Un dieu qui n’écrasait plus les humains, mais qui descendait au contraire parmi eux pour les hisser au-dessus de toute contradiction.

C’était ce grand tournant que je voulais décrire. Ces temps bénis où le christianisme était une argile en formation, un continent en marche, dont les premiers écrivains chrétiens avaient été à la fois le ressort et le reflet, la vitalité et la garantie. Après les Évangiles, après les épîtres et les lettres des apôtres, les auteurs séculiers prenaient le relais, mesurant, développant, commentant le matériau infini qui leur avait été livré.

Je traversais la cour de l’Institut quand on me tapa sur l’épaule. Je me retournai. Luc Soubeyras se tenait devant moi. Figure laiteuse sous sa tignasse rousse ; silhouette grêle, noyée dans un duffle-coat, étranglée par une écharpe. Je demandai, stupéfait :

— Qu’est-ce que tu fous ici ?

Il baissa les yeux sur le dossier d’inscription qu’il tenait entre ses mains.

— Comme toi, je suppose.

— Tu prépares une thèse ?

Il réajusta ses lunettes sans répondre. Je partis d’un rire incrédule :

— Où t’étais pendant tout ce temps ? On s’est pas vus depuis quand ? Le bac ?

— Tu étais retourné à tes origines bourgeoises.

— Tu parles. Je n’ai pas cessé de t’appeler. Qu’est-ce que tu faisais ?

— J’ai suivi mon cursus ici, à l’Institut catholique.

— Théologie ?

Il claqua des talons et se mit au garde-à-vous :

— Yes, sir ! Et une maîtrise de Lettres classiques en prime.

— On a donc suivi la même route.

— Tu en doutais ?

Je ne répondis pas. Les derniers temps, à Saint-Michel, Luc avait changé. Plus que jamais sarcastique, sa familiarité avec la foi s’était transformée en moquerie, en ironie perpétuelle. Je ne donnais plus cher de sa vocation. Il demanda, après m’avoir offert une Gauloise et s’en être allumé une :

— Sur quoi, ta thèse ?

— La naissance de la littérature chrétienne. Tertullien, Cyprien...

Il émit un sifflement admiratif.

— Et toi ?

— Je vais voir. Le diable, peut-être.

— Le diable ?

— En tant que force triomphante du siècle, oui.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Luc se glissa entre plusieurs groupes d’étudiants et se dirigea vers les jardins, au fond de la cour.

— Depuis un moment, je m’intéresse aux forces négatives.

— Quelles forces négatives ?

— À ton avis, pourquoi le Christ est-il venu sur terre ?

Je ne répondis pas. L’interrogation était trop grossière.

— Il est venu pour nous sauver, continua-t-il. Pour racheter nos péchés.

— Et alors ?

— Le mal était donc déjà là. Bien avant le Christ. En somme, il a toujours été là. Il a toujours précédé Dieu.

Je balayai la réflexion d’un geste. Je n’avais pas suivi quatre années de théologie pour revenir à de tels raisonnements primaires. Je répliquai :

— Où est la nouveauté ? La Genèse commence avec le serpent et...

— Je ne te parle pas de la tentation. Je te parle de la force en nous qui répond à la tentation. Qui la légitime.

Les pelouses étaient parsemées de feuilles mortes. Petits points bistre ou ocre, taches de rousseur de l’automne. Je coupai court à son discours :

— Depuis Saint-Augustin, on sait que le mal n’a pas de réalité ontologique.

— Dans son œuvre, Augustin utilise le mot « diable » 2 300 fois. Sans compter les synonymes...

— En tant que figure, symbole, métaphore... Il faut tenir compte de l’époque. Mais pour Augustin, Dieu ne peut avoir créé le mal. Le mal n’est qu’un défaut de bien. Une défaillance. L’homme est fait pour la lumière. Il « est » la lumière, puisqu’il est conscience de Dieu. Il n’a besoin que d’être guidé, d’être parfois rappelé à l’ordre. « Tous les êtres sont bons puisque le créateur de tous, sans exception, est souverainement bon. »

Luc soupira, en exagérant son souffle.

— Si Dieu est si grand, comment expliquer qu’il soit toujours tenu en échec par une simple « défaillance » ? Comment expliquer que le mal soit partout — et triomphe chaque fois ? Chanter la gloire de Dieu, c’est chanter la grandeur du mal.

— Tu blasphèmes.

Il s’arrêta de marcher et se tourna vers moi :

— L’histoire de l’humanité n’est que l’histoire de la cruauté, de la violence, de la destruction. Personne ne peut le nier. Comment expliques-tu cela ?

Je n’aimais pas son regard derrière ses lunettes. Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, infecté. Je refusai de répondre, pour ne pas être confronté à cette énigme aussi vieille que le monde : le versant violent, maléfique, désespéré de l’humanité.

— Je vais te le dire, reprit-il en posant sa main sur mon épaule. Parce que le mal est une force réelle. Une puissance au moins égale au bien. Dans l’univers, deux forces antithétiques sont en lutte. Et le combat est loin d’être joué.

— On se croirait revenu au manichéisme.

— Et pourquoi pas ? Tous les monothéismes sont des dualismes déguisés. L’histoire du monde, c’est l’histoire d’un duel. Sans arbitre.

Les feuilles bruissaient sous nos pas. Mon enthousiasme de rentrée s’était évaporé. Finalement, je me serais passé de cette rencontre. J’accélérai le pas vers le bureau des inscriptions :

— Je ne sais pas ce que tu as étudié ces dernières années mais tu es tombé dans l’occultisme.

— Au contraire, dit-il en me rattrapant, j’ai planché sur les sciences modernes ! Partout, le mal est à l’œuvre. En tant que force physique, en tant que mouvement psychique. La loi des équilibres : c’est aussi simple que cela.

— Tu enfonces des portes ouvertes.

— Ces portes, on les oublie trop souvent sous couvert de complexité, de profondeur. À l’échelle cosmique, par exemple, la puissance négative règne en maîtresse. Songe aux explosions d’énergie des étoiles, qui finissent par devenir des trous noirs, des gouffres négatifs, qui aspirent tout dans leur sillage...

Je compris que Luc préparait déjà sa thèse. Il œuvrait à je ne sais quel délire sur l’envers du monde. Une sorte d’anthologie du mal universel.