Ils n’avaient pas de temps à perdre. Un long voyage les attendait ; ils auraient à escalader et franchir la coulée de lave, puis à traverser les montagnes Centrales qui séparaient la moitié ouest du désert noir, où ils se trouvaient, de sa partie orientale, où était située la cité. Pour franchir les deux chaînes parallèles du système, ils auraient une bonne route, mais au-delà du dernier col, ce serait de nouveau le désert. Et pour le traverser, vers le sud-est en direction du Centre, il faudrait faire vite ; car il devenait infranchissable une fois venus l’hiver et ses tempêtes : le Centre était isolé. Déjà l’été était sur son déclin, et déjà s’élevaient les tourbillons cinglants de poussière et de sable de l’automne.
Il n’était pas question de démonter la tente et charger les chevaux avant le crépuscule, mais on emballa autant de choses que possible avant la grosse chaleur, entassant les bagages à côté des sacs de minerai de Jesse. Ce travail assouplissait la main de Serpent ; la meurtrissure avait fini par se résorber, des cicatrices rose vif s’étaient formées à l’endroit de la morsure de vipère, et elles allaient bientôt se confondre avec toutes les autres cicatrices de sa main. Elle regrettait maintenant de n’avoir pas capturé un de ces serpents hideux pour le ramener à son centre. Elle n’en avait jamais vu de cette espèce. Peut-être aurait-on constaté qu’elle ne pouvait être utile aux guérisseurs, mais Serpent aurait pu en tirer, à l’usage du clan d’Arevin, un antidote contre le venin de ces reptiles. Si tant est que je revoie ces gens-là, pensa-t-elle.
Serpent se colleta avec un dernier ballot qu’elle joignit aux bagages entassés, puis s’essuya les mains sur son pantalon et le visage sur sa manche. À côté d’elle Merideth et Alex soulevaient le brancard qu’ils avaient construit et en réglaient la hauteur pour le mettre de niveau avec les harnais de fortune de deux chevaux attelés en tandem.
Serpent n’avait jamais vu pareil moyen de transport, mais la chose paraissait fiable. Dans le désert tout devait être porté ou traîné ; tout véhicule à roues était condamné à s’enliser dans le sable ou à se briser sur le roc. À condition que les chevaux s’abstiennent de ruer ou de s’emballer, cette civière serait plus supportable pour Jesse qu’un traîneau. Le grand cheval gris attelé à l’avant se tenait bien d’aplomb, ferme comme un roc ; le second cheval, un pie, se laissa introduire entre les brancards arrière sans autre signe de crainte qu’un rapide regard oblique.
Il fallait vraiment que Jesse soit sensationnelle, pensa Serpent, pour que les chevaux dressés par elle acceptent un truc pareil.
— Jesse dit que nous allons lancer cette mode parmi les riches marchands partout où nous irons.
— Elle a raison, dit Alex.
Il détacha une sangle, et ils laissèrent la civière retomber à terre.
— Mais ils risqueraient fort d’être piétinés à mort par les chevaux, ajouta-t-il, vu leur façon de les dresser.
Ayant donné au cheval gris une tape affectueuse sur le cou, il ramena les deux animaux à l’enclos.
— Je regrette qu’elle n’ait pas monté un de ces chevaux auparavant, dit Serpent à Merideth.
— Ils n’étaient pas ainsi lorsqu’elle se les est procurés. Elle achète des chevaux vicieux. Elle ne peut supporter de les voir maltraités. Le poulain était l’un de ses enfants trouvés… elle l’avait pacifié mais il n’avait pas encore trouvé son équilibre.
Ils regagnèrent la tente pour fuir le soleil, qui avait commencé sa lente course de l’après-midi. La tente était affaissée du côté où on avait prélevé deux de ses piquets pour construire le brancard. Merideth bâilla.
— Mieux vaut dormir quand nous en avons la possibilité. Il ne faut pas risquer de se trouver encore sur la lave quand le soleil apparaîtra.
Mais Serpent se sentait tendue ; assise dans la tente, elle était heureuse d’être à l’ombre mais bien éveillée, s’interrogeant sur les chances de réussite de leur projet insensé. Elle prit son sac de cuir pour examiner ses serpents, mais Jesse s’éveilla lorsqu’elle ouvrit le logement de Sable ; elle le referma et s’approcha de la malade, qui leva les yeux.
— Jesse… l’autre jour je t’ai dit…
Elle voulait s’en expliquer mais ne savait par où commencer.
— Qu’est-ce qui t’a mise dans cet état ? Parmi ceux que tu as soignés, suis-je la première à risquer la mort ?
— Non. J’ai vu des gens mourir. Je les ai aidés à mourir.
— La situation paraissait tellement désespérée encore tout récemment. Une fin agréable aurait été facile. Il nous faut toujours une protection contre… la simplicité de la mort.
— La mort peut être un bienfait, dit Serpent. Mais de quelque côté qu’on la considère, c’est toujours un échec. Inutile de chercher une autre protection.
Une faible brise murmurait dans l’air chaud, et Serpent eut une impression de fraîcheur.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je craignais… que tu ne meures. Dans ce cas tu aurais eu droit à mon aide. J’ai l’obligation de te venir en aide. Mais cela m’est impossible.
— Je ne comprends pas.
— Une fois mon apprentissage terminé, mes maîtres m’ont donné mes serpents de guérisseuse. Deux d’entre eux peuvent être utilisés pour l’élaboration de médicaments. Le troisième était le dispensateur de rêves. Il est mort.
Jesse prit la main de Serpent, en une réaction instinctive à sa tristesse, et la guérisseuse fut heureuse de cette marque discrète de sympathie, réconfortée par la pression de cette main vigoureuse.
— Tu es estropiée, toi aussi, dit Jesse brusquement. Aussi diminuée pour ton travail que moi pour le mien.
Trouvant la comparaison trop généreuse à son égard. Serpent en fut gênée. Cette femme souffrait, impuissante, et sa seule chance de guérison était à ce point minime que la guérisseuse craignait pour son moral, craignait qu’elle ne cessât de se raccrocher à la vie.
— Merci de ces paroles.
— Ainsi je retourne chez moi pour appeler ma famille à l’aide… et tu fais de même.
— Oui.
— Ils t’en donneront un autre, dit Jesse avec autorité.
— Je l’espère.
— Peux-tu en douter ?
— Ces serpents se reproduisent difficilement, dit Serpent. Nous ne les connaissons pas bien. Tous les deux ou trois ans il en naît quelques-uns, ou bien l’un d’entre-nous réussit à en produire par clonage, mais… Elle haussa les épaules.
— Tu pourrais en attraper un.
Cette idée n’était jamais venue à Serpent parce qu’elle savait que c’était impossible. Elle n’avait jamais envisagé d’autre solution que de regagner son centre d’études pour demander à ses maîtres de lui pardonner. Elle sourit tristement.
— Je n’ai pas le bras assez long. Ils ne viennent pas d’ici.
— D’où viennent-ils ?
— D’un autre monde, dit Serpent, d’un ton résigné.
Surprise de s’entendre parler ainsi, elle avait terminé ces mots en un murmure.
— Alors tu franchiras avec moi les portes de la cité, et ma famille te présentera aux gens d’outreciel.
— Non, Jesse, voilà des dizaines d’années que nous faisons appel au Centre. Ses habitants ne veulent pas nous connaître.
— Mais maintenant une des familles de la cité a contracté une dette envers toi. Serai-je acceptée personnellement, rien n’est moins sûr. Mais, en tout cas, on te sera redevable de ce que tu as fait pour moi.
Serpent écoutait en silence ; les paroles de Jesse lui ouvraient de nouveaux horizons.