— Crois-moi, guérisseuse, nous pouvons nous entraider. S’ils m’acceptent, ils accepteront aussi mes amis. Sinon ils devront tout de même acquitter leur dette envers toi. Nous pouvons l’une ou l’autre leur présenter notre double requête.
Serpent était une femme orgueilleuse, orgueilleuse de son métier, de sa compétence, du nom qu’elle portait. La perspective de se racheter de la mort de Sève autrement qu’en demandant pardon la fascinait. Tous les dix ans environ un guérisseur expérimenté se rendait à la cité, s’imposant ce long voyage dans l’espoir de renouveler le stock de serpents d’outreciel élevés pour la reproduction. Ils avaient toujours essuyé un refus. Si Serpent pouvait…
— Est-ce réalisable ?
— Ma famille nous aidera. Quant à savoir si elle pourra obtenir des hommes d’outreciel qu’ils nous aident, c’est une autre affaire.
L’après-midi, pendant la grosse chaleur, tout ce qu’on pouvait faire était d’attendre. Serpent décida de faire prendre l’air à Brume et à Sable. En quittant la tente, elle s’arrêta auprès de Jesse. Elle dormait paisiblement mais son beau visage était congestionné. Serpent lui tâta le front. Peut-être avait-elle un peu de température, peut-être sa rougeur n’était-elle due qu’à la chaleur. Serpent persistait à croire que Jesse avait évité de graves lésions internes, mais elle pouvait craindre une hémorragie, ou même une péritonite, complications dont elle pourrait d’ailleurs la guérir. Elle décida de ne pas la déranger pour l’instant et de surveiller sa température.
En sortant du camp pour trouver un coin tranquille où ses serpents ne feraient peur à personne. Serpent vit Alex, morose, le regard fixe. Elle hésita et il leva les yeux, l’air troublé.
La jeune fille s’assit à côté de lui en silence. Il se tourna vers elle et la fixa de son regard pénétrant. Son visage avait tout perdu de son air bon enfant, et la souffrance l’avait enlaidi, lui donnant même une expression sinistre.
— C’est par notre faute, à Merideth et moi-même, qu’elle est infirme, n’est-ce pas ?
— Mais non, pas du tout.
— Nous n’aurions pas dû la transporter. J’aurais dû y penser. Nous aurions dû déplacer le camp près d’elle. Les nerfs n’étaient peut-être pas coupés quand nous l’avons trouvée.
— Ils étaient coupés.
— Mais nous ne savions pas que son dos était touché. Nous pensions qu’elle s’était cogné la tête. Nous risquions de lui tordre la colonne.
Serpent posa la main sur le bras d’Alex.
— N’importe quel guérisseur te dirait que le mal provient de la violence de la chute. Crois-moi. Jamais vous n’auriez pu lui faire ça, toi et Merideth.
Serpent sentit se détendre les muscles contractés du jeune homme. Soulagée, elle retira sa main. Le corps massif d’Alex était si puissant, et sa tension avait été telle que Serpent pouvait craindre que cette force ne se retourne contre lui-même sans qu’il en eût conscience. Son rôle dans l’association qui l’unissait à Jesse et à Merideth était plus important qu’il n’y paraissait, peut-être même plus important qu’il ne l’imaginait lui-même. Alex était l’esprit pratique, celui qui veillait à ce que tout marche sans à-coups, qui traitait avec les acheteurs des objets fabriqués par Merideth, qui contrebalançait le romantisme de Merideth l’artiste et de Jesse l’aventurière. Serpent espérait que de savoir la vérité allégerait sa culpabilité et sa tension. Mais pour l’instant, c’était tout ce qu’elle pouvait faire pour lui.
À l’approche du crépuscule, Serpent caressa les écailles lisses de Sable aux motifs réguliers. Une créature au cerveau si petit pouvait-elle éprouver du plaisir à être caressée, ou tout autre plaisir, c’était là une question qu’elle avait cessé de se poser. Elle aimait, quant à elle, la sensation de fraîcheur que lui procurait ce contact tandis que Sable, calmement lové, projetait sa langue de temps à autre. Il était d’une couleur éclatante, ayant récemment fait peau neuve.
— Je te gave, espèce de paresseux, lui dit affectueusement sa maîtresse.
Serpent replia les genoux sous son menton. Les motifs du serpent à sonnettes se détachaient presque aussi nettement sur les rochers noirs que les écailles du cobra albinos. Ni les serpents, ni les hommes, ni plus généralement tout ce qui vivait encore sur terre ne s’étaient encore adaptés à leur monde nouveau.
Brume n’était pas en vue, mais Serpent ne s’en inquiétait nullement. Les deux reptiles ne pouvaient être dissociés d’elle ; ils restaient auprès d’elle et même la suivaient. Ni l’un ni l’autre n’était apte à apprendre grand-chose, en dehors de cette union avec Serpent qui avait été comme imprimée en eux ; à tout le moins avaient-ils appris à revenir à elle lorsqu’ils sentaient le sol vibrer sous un tapotement de sa main.
Serpent s’appuya contre un rocher, dont le contact était adouci par la tunique du désert qu’on lui avait offerte chez Arevin. Que faisait ce garçon et où était-il ? se demanda-t-elle. Il vivait avec des nomades qui gardaient des troupeaux d’énormes bœufs musqués dont les sous-poils donnaient une fine laine soyeuse. Pour retrouver son clan il lui faudrait le chercher. Elle ignorait si elle en aurait un jour la possibilité, quel que fût son désir de revoir Arevin.
Revoir ces gens-là, ce serait réveiller un souvenir pénible, celui de la mort de Sève. Elle s’était trompée sur leur compte, et c’est pourquoi Sève n’était plus. Elle avait pensé qu’ils la croiraient sur parole malgré la peur. Et ils lui avaient montré, sans le vouloir, toute l’étendue de sa présomption.
Elle réagit contre sa dépression. Il lui était donné de se racheter. Si vraiment elle pouvait suivre Jesse et découvrir d’où venaient les serpents du rêve, si elle pouvait s’en procurer d’autres, peut-être même apprendre pourquoi ils ne se reproduisaient pas sur terre, elle connaîtrait à son retour un triomphe plutôt qu’une disgrâce car elle aurait réussi là où avaient échoué ses maîtres et des générations de guérisseurs.
Il était temps de regagner le camp. Elle partit à la recherche de Brume, gravissant les quelques mètres de chaos rocheux qui barraient la sortie du canyon. Le cobra était lové sur un gros roc basaltique.
Serpent l’attrapa et caressa sa tête étroite. Lorsque Brume n’était pas excitée et qu’elle avait son capuchon replié, cette tête étroite, qui pouvait être celle d’un quelconque serpent non venimeux, n’avait rien d’effrayant. Elle n’avait nul besoin d’un vaste réservoir de poison logé dans de larges mâchoires car son venin était assez puissant pour qu’une dose minime fût mortelle. Le soleil faisait à l’horizon une grosse tache orange, d’où rayonnaient des stries pourpres et vermillon perçant les nuages gris.
Serpent vit alors les cratères. Ils se succédaient sur toute l’étendue du désert qu’elle dominait. La terre était creusée de grands bassins circulaires. Certains d’entre eux, se trouvant sur la coulée de lave, rompaient les ondulations égales et lisses du basalte solidifié. D’autres se détachaient plus clairement, creusés dans le sol comme à la gouge, encore distincts après tant d’années d’exposition aux tempêtes de sable. Des cratères aussi vastes et disséminés sur une telle superficie ne pouvaient avoir qu’une origine : ils étaient dus à des explosions nucléaires. Il y avait beau temps que la guerre elle-même était terminée, et elle était presque oubliée, car elle avait détruit tous ceux qui savaient ou se souciaient de savoir pourquoi elle avait eu lieu.
Serpent contemplait cette terre ravagée, heureuse de ne pas en être plus proche. C’est en de tels endroits que les effets de la guerre, visibles ou invisibles, avaient persisté jusqu’à cette époque ; ils persisteraient encore pendant des siècles, lorsque Serpent ne serait plus. Le canyon où était établi le camp n’était sans doute pas a l’abri de tout danger, mais il faudrait y séjourner longtemps pour encourir un grave péril.