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Quelque chose d’insolite se détachait de la pierraille, difficile à identifier du fait que cela se trouvait dans l’axe de l’éclatant soleil couchant. Serpent se sentait gênée de fouiller cette chose du regard, comme si elle cherchait à pénétrer un secret qu’elle n’avait pas à connaître.

Un cadavre de cheval décomposé par la chaleur gisait, recroquevillé, au bord d’un cratère. Ses pattes rigides se dressaient en l’air grotesquement sous la pression de son ventre ballonné. Sa tête était serrée par sa bride, dont l’or prenait sous le soleil couchant des reflets rouges et orange.

Serpent poussa un soupir, presque un gémissement.

Elle regagna précipitamment la sacoche à serpents, y fit entrer Brume d’urgence, ramassa Sable et se dirigea vers le camp, maudissant le crotale lorsqu’en toute innocence il chercha obstinément à s’enrouler autour de son bras. Elle s’arrêta pour le faire glisser dans son compartiment, et se remit à courir tout en refermant la grande sacoche. Son fardeau lui cognait la jambe.

À bout de souffle, elle atteignit la tente et s’y précipita. Merideth et Alex dormaient. Serpent s’agenouilla auprès de Jesse et la découvrit avec précaution.

Cela faisait à peine plus d’une heure qu’elle l’avait examinée. Ses contusions s’étaient assombries et approfondies, et son corps avait une rougeur malsaine. Serpent lui tâta le front. Il était brûlant et sec, comme parcheminé. Jesse ne réagit pas. Lorsque la guérisseuse retira sa main, la peau lisse de la malade parut plus foncée. En quelques minutes, sous les yeux horrifiée de Serpent, une nouvelle contusion se forma sous l’effet de la rupture des capillaires si durement atteints par les radiations qu’une légère pression suffisait à compléter leur destruction. Le pansement entourant la cuisse se tacha soudain de sang. Serpent serra les poings. Elle frissonna jusqu’à la moelle comme sous l’effet d’un froid pénétrant.

— Merideth !

Se réveillant aussitôt, Merideth bâilla et marmonna d’une voix ensommeillée :

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Combien de temps avez-vous mis à trouver Jesse ? Est-elle tombée dans un des cratères ?

— Oui, elle prospectait ce coin. Nous sommes là pour ça… Si notre travail surpasse celui des autres artisans, c’est grâce aux trouvailles de Jesse. Mais cette fois le rebord d’un cratère a cédé. Nous l’avons trouvée le soir.

Toute une journée, pensa Serpent. Elle a dû se trouver dans un des cratères primaires.

— Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit ?

— Quoi donc ?

— Ces cratères sont dangereux.

— Tu crois donc à ces vieilles légendes ? Voilà dix ans que nous venons ici, et rien ne nous est jamais arrivé.

Ce n’était pas le moment de riposter avec humeur. Serpent tourna son regard vers Jesse. Son ignorance, pensait-elle, et le peu de cas qu’ils faisaient tous trois du danger s’attachant aux vestiges du vieux monde avaient préparé à cette femme, sans qu’ils en fussent conscients, une mort plus clémente. Serpent pouvait traiter les effets de la radioactivité, mais pas à un stade aussi avancé. Toute tentative de traitement n’aurait fait que prolonger l’agonie de Jesse.

— Qu’y a-t-il ?

Pour la première fois la voix de Merideth trahissait la peur.

— C’est un empoisonnement.

— Un empoisonnement ? Comment ça ? Elle n’a rien mangé ou bu que nous n’ayons goûté.

— Ça provient du cratère. La terre est contaminée par des déchets radioactifs. Les vieilles légendes disent vrai.

Merideth était pâle sous son hâle.

— Alors fais quelque-chose, sauve-la !

— Je ne puis rien faire.

— Tu n’as rien pu faire contre sa blessure, et tu ne peux rien faire contre sa maladie… !

Merideth et Serpent se regardaient en chiens de faïence. De ces deux êtres ulcérés, ce fut Merideth qui baissa d’abord les yeux.

— Je regrette. Je n’avais pas le droit…

— Plût au ciel que je fusse omnipotente, Merideth, mais ce n’est pas le cas.

Réveillé par ce dialogue, Alex se leva et s’approcha en s’étirant et en se grattant.

— Il est temps… dit-il.

Son regard allait de Serpent à Merideth, puis se porta sur Jesse.

— Oh, mon Dieu !

Le sang suintait de la nouvelle marque qu’elle portait au front, là où la guérisseuse l’avait palpée.

Alex se jeta à ses côtés et tendit les bras vers elle, mais Serpent le retint. Il essaya de la repousser.

— Alex, c’est à peine si je l’ai touchée, alors ce que tu veux faire n’est pas recommandé.

Alex regarda Serpent d’un œil atone.

— Que faire ?

La guérisseuse hocha la tête.

Les yeux gonflés de larmes, Alex s’arracha à la malade.

— Ce n’est pas juste ! cria-t-il.

Il se précipita dehors. Merideth fit le geste de le suivre, hésita au seuil de la tente, se ravisa.

— Il ne peut comprendre. Il est si jeune.

— Il comprend, répliqua Serpent.

La guérisseuse épongea le front de Jesse en s’efforçant d’éviter tout frottement ou toute pression.

— Et il a raison, ce n’est pas juste. Mais où est la justice ?

Elle n’en dit pas davantage afin d’épargner à Merideth l’amertume qu’elle éprouvait devant le sort de Jesse, cette femme emportée par son ignorance et par la folie meurtrière d’une autre génération.

— Merry ?

Jesse promenait autour d’elle une main tremblante.

— Je suis là.

Merideth tendit la main vers elle, puis réprima ce geste, n’osant la toucher.

— Qu’y a-t-il ? Pourquoi est-ce que je…

Elle cligna lentement les paupières. Ses yeux étaient injectés de sang.

— Doucement, murmura Serpent.

Merideth enferma les doigts de la malade dans ses propres mains, douces comme des ailes d’oiseau.

— Est-il temps de partir ?

Son impatience se nuançait de frayeur, du refus de prendre conscience que les choses se gâtaient.

— Non, ma chérie.

— Il fait si chaud.

Jesse essaya de lever la tête, s’aidant de tout son corps. Elle s’immobilisa, le souffle coupé. L’esprit de Serpent enregistrait les données de son mal sans effort conscient, par une analyse froide, inhumaine, fruit de sa formation professionnelle : Hémorragie dans les articulations. Hémorragie interne. Et le cerveau ?

— Je n’ai pas encore eu cette sorte de douleur, dit la malade, jetant un regard sur Serpent sans remuer la tête. C’est quelque chose d’autre… c’est pire.

— Jesse, je…

Serpent s’aperçut qu’elle pleurait en sentant sur ses lèvres un goût salé de larmes mêlé à celui du sable du désert. Les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Alex rentra sans bruit dans la tente. Jesse voulut encore parler mais sa voix n’était qu’un râle.

Merideth saisit Serpent par le bras, lui enfonçant ses ongles dans la peau.

— Elle agonise.

Serpent acquiesça.

— Les guérisseurs savent comment soulager les mourants…

— Non, Merideth, murmura Jesse.

— … Comment supprimer la douleur.

— Pas elle.

— Un de mes serpents a été tué, dit Serpent plus fort qu’elle n’aurait voulu, rendue agressive par le chagrin et la colère.

Merideth n’eut pas, cette fois, de réaction violente, mais Serpent lisait dans son silence cette accusation : tu n’as pu l’aider à vivre et maintenant tu ne peux l’aider à mourir. Ce fut alors la guérisseuse qui ne put soutenir le regard de Merideth. Elle méritait cette condamnation. Merideth retourna au chevet de Jesse, tel un génie se dressant de toute sa taille pour terrasser monstres ou ténèbres. Jesse tendit la main vers Merideth, puis la ramena brusquement en arrière. Elle fixait le creux de sa paume, sa partie molle entourée de callosités. Une contusion s’y formait.