— Pourquoi ?
— La dernière guerre, dit Serpent. Les cratères…
— C’est donc vrai ? Ma famille est persuadée qu’en dehors de la cité la terre tue. Je croyais qu’elle mentait.
La vue de Jesse se brouilla ; elle regardait en direction de Serpent sans paraître la voir, battant des paupières.
— Ils mentaient sur tant d’autres choses. Ils mentaient pour faire obéir les enfants.
Retombant dans le silence, les yeux fermés, Jesse se relâcha lentement, muscle par muscle, comme si cette relaxation elle-même entraînait une souffrance si intense qu’elle ne pouvait en supporter le poids d’un seul coup. Elle était encore consciente et pourtant ne réagit ni par une parole, ni par un sourire ou un coup d’œil lorsque Merideth caressa ses cheveux éclatants et se serra tout contre elle, mais sans la toucher. Sa peau était livide au voisinage des contusions.
Elle poussa soudain un cri perçant. Elle pressa ses mains sur ses tempes, pressa très fort, s’enfonçant les ongles dans le cuir chevelu. Serpent lui saisit les mains pour les écarter de sa tête.
— Non, oh non, laissez-moi. Merry, je souffre !
Si faible un instant auparavant, Jesse se débattait avec la violence que donne le feu de la fièvre. Serpent ne pouvait faire autre chose que d’essayer de la maîtriser avec douceur, mais la voix intérieure du diagnostic se fit entendre de nouveau : anévrisme. Dans le cerveau de Jesse un vaisseau affaibli par les radiations étaient prêt à se rompre. La pensée qui vint ensuite à l’esprit de la guérisseuse fut tout aussi spontanée et encore plus puissante : que cette artère éclate vite et fort, et que cela la tue proprement.
Au moment même où Serpent s’aperçut qu’Alex n’était plus auprès d’elle et de Jesse mais à l’autre extrémité de la tente, elle entendit Sable agiter ses sonnettes. Instinctivement elle se lança vers Alex, et elle lui donna un coup d’épaule dans l’estomac ; il lâcha la sacoche et Sable frappa. Alex s’écroula. Serpent sentit une douleur aiguë à la cuisse ; elle allait décocher un coup de poing à Alex mais se maîtrisa.
Elle mit un genou à terre.
Sable, lové sur le sol et faisant tinter doucement sa queue, était prêt à frapper une seconde fois. Le cœur de Serpent battait la chamade. Elle sentait son pouls battre violemment dans sa cuisse. Son artère fémorale était à moins d’une largeur de main de l’endroit où Sable avait enfoncé ses crochets dans le muscle.
— Imbécile ! Tu veux donc te tuer ?
Elle sentit encore quelques battements, puis son immunité neutralisa le venin. Dieu merci, Sable avait manqué l’artère. Une pareille morsure pouvait lui causer, même à elle, une brève maladie, et ce n’était pas le moment d’être malade. Elle n’éprouvait plus qu’une douleur sourde.
— Comment pouvez-vous la laisser mourir dans de pareilles souffrances ? demanda Alex.
— Sable ne ferait qu’accroître ses souffrances.
Masquant sa colère, elle alla calmement ramasser le serpent pour lui faire réintégrer son logement.
— Les serpents à sonnettes ne donnent pas une mort rapide, dit Serpent, encore assez courroucée pour effrayer Alex fût-ce au prix d’une entorse à la vérité. Si on meurt de leur morsure, c’est par infection. On meurt de la gangrène.
Alex pâlit mais sans s’avouer vaincu, l’œil menaçant.
Merideth l’appela. Alex regarda ses deux partenaires puis, longuement, défia Serpent du regard.
— Et l’autre serpent ? lui dit-il.
Après quoi il lui tourna le dos et alla au chevet de Jesse.
Serpent, la sacoche dans les bras, avait le doigt sur le fermoir du logement de Brume. Elle hocha la tête, rejetant l’image de Jesse tuée par le poison de Brume. Le venin de cobra provoquerait une mort douloureuse mais rapide. Masquer la douleur par le rêve ou y mettre fin par la mort, quelle différence ? Serpent n’avait jamais causé délibérément la mort d’un être humain par colère ou par pitié. Elle ne savait pas si elle en serait maintenant capable. Ou si elle en avait le droit. Elle n’aurait su dire si sa répugnance provenait de sa formation ou d’une notion fondamentale ancrée au tréfonds d’elle-même : ce serait mal de tuer Jesse.
Elle entendait les trois partenaires parler à voix basse sans pouvoir distinguer leurs paroles : l’organe de Merideth, clair, musical, de hauteur moyenne ; celui d’Alex, grondement caverneux ; celui de Jesse, haletante et hésitante. Toutes les deux ou trois minutes tous se taisaient tandis que Jesse était submergée par une vague de douleur. Ses dernières heures ou ses derniers jours la dépouilleraient de toute force physique et morale.
Serpent fit sortir Brume et le cobra, glissant hors de son compartiment, s’enroula autour du bras de sa maîtresse et gagna ses épaules. Le tenant doucement derrière la tête pour l’empêcher de frapper, elle traversa la tente.
Tous la regardèrent, saisis, arrachés soudain à l’intimité de leur association. C’était pour eux une étrangère, notamment pour Merideth, qui parut un moment ne pas la reconnaître. Le regard d’Alex allait de la guérisseuse à son cobra, exprimant un étrange mélange de résignation, de triomphe et de chagrin. Brume fit jaillir sa langue pour les flairer, ses yeux fixes semblant des miroirs d’argent dans la pénombre grandissante. Jesse scrutait Serpent, louchant et clignant des yeux. Elle allait se frotter les paupières mais se retint de le faire ; sa main tremblait.
— Guérisseuse ? Approche, je ne vois pas bien.
Serpent s’agenouilla entre ses deux partenaires. Pour la troisième fois elle ne savait que dire à la malade. Elle avait l’impression que c’était elle-même et non pas Jesse qui devenait aveugle, que le sang suintait sur la rétine de ses yeux et faisait pression sur les nerfs, que sa vue se brouillait lentement, envahie de rouge et de noir. Un rapide clignement d’yeux lui rendit sa vision normale.
— Jesse, je ne puis rien faire pour soulager la douleur, dit-elle, sentant Brume onduler sous sa main. Tout ce que je puis t’offrir…
— Dis-lui ! grogna Alex.
Il fixait Brume, comme pétrifié par son regard.
— Crois-tu que ce soit facile, répondit sèchement Serpent sans qu’Alex cessât de fixer le cobra.
— Jesse, dit Serpent, le venin de Brume peut tuer. Si tu veux que…
— Que dis-tu ? cria Merideth.
Alex rompit la fascination qui rivait ses yeux à ceux du cobra.
— Tais-toi, Merideth, comment peux-tu supporter… ?
— Taisez-vous tous les deux, dit Serpent, ce n’est pas à vous qu’il appartient de décider, mais à Jesse et à elle seule.
Alex se laissa retomber sur ses talons ; Merideth se tint rigide, le regard fixe, irrité ; Jesse se tut un long moment. Brume s’efforçait vainement de s’arracher aux bras de sa maîtresse.
— La douleur ne va pas cesser ? dit Jesse.
— Non. Je suis désolée.
— Quand vais-je mourir ?
— Les douleurs dans la tête sont causées par la pression du sang. La mort peut survenir… à tout moment.
Merideth se courba, le visage dans les mains, mais Serpent ne pouvait user de plus de ménagements.
— Dans quelques jours au maximum en raison de la contamination.
Jesse fit la grimace en entendant ces mots.
— Quelques jours, c’est trop, dit-elle d’une voix douce.
Des larmes coulaient entre les doigts de Merideth.