— Merry, mon amour, Alex a compris, dit la malade. Je t’en prie, essaie de comprendre. Il est temps que vous me laissiez partir.
Elle tourna vers Serpent ses yeux aveugles.
— Laisse-nous seuls un petit moment. Ensuite j’accepterai ce que tu m’offres avec reconnaissance.
Serpent se leva, sortit de la tente. Ses genoux tremblaient, son cou et ses épaules étaient endoloris par la tension. Elle s’assit sur le sable dur, gréseux, impatiente de voir cette longue nuit se terminer.
Elle regarda le ciel, une bande étroite enserrée entre les parois du canyon. Sans doute les nuages étaient-ils cette nuit-là d’une opacité inhabituelle, car la lune, même si elle n’était pas encore assez haute pour être visible, aurait dû répandre par diffraction, un peu de sa lumière dans le ciel. Et soudain elle s’aperçut que ces nuages, loin d’être d’une épaisseur inhabituelle, étaient au contraire très légers et mobiles, trop minces pour diffuser de la lumière. Ils étaient poussés par un vent qui ne soufflait qu’à une grande altitude. Puis ce mouvant voile sombre se déchira pour révéler le ciel ; et très clairement Serpent en vit les noirs abîmes constellés de points lumineux multicolores. Elle les observait, fascinée, espérant que les nuages n’allaient pas se refermer, regrettant de n’avoir pas à côté d’elle un être avec qui partager les étoiles. Des planètes tournaient autour de certaines d’entre elles, des hommes vivaient sur ces planètes, des hommes qui auraient pu venir en aide à Jesse, si seulement ils avaient su qu’elle existait. Serpent se demanda si leur projet aurait eu la moindre chance de succès, ou si Jesse ne l’avait accepté que parce qu’elle s’accrochait encore trop fortement à la vie, quels que pussent être, à un niveau plus superficiel, les effets du choc et de la résignation.
Dans la tente, quelqu’un découvrit le feu clair d’une source lumineuse. La bioluminescence bleutée se répandit par l’entrée pour baigner le sable noir.
— Guérisseuse, Jesse te demande, dit Merideth d’une voix dépouillée de toute musicalité.
Merideth avait l’air hagard, et sa haute silhouette mince se détachait dans la lumière.
Serpent rentra dans la tente avec Brume. Merideth n’ajouta pas un mot. Alex lui-même la regarda avec une expression fugitive d’incertitude et de peur. Mais Jesse dirigea sur elle, en manière d’accueil, son regard aveugle. Merideth et Alex semblaient monter la garde devant son lit. Serpent s’arrêta. Elle était résolue à agir, mais c’était à Jesse qu’il appartenait de décider.
— Venez m’embrasser, dit Jesse. Ensuite, laissez-nous.
Merideth pivota.
— Tu ne peux pas nous demander de partir maintenant !
— Vous avez déjà assez à oublier.
La voix de Jesse tremblait de faiblesse. Ses cheveux emmêlés collaient à son front, à ses joues, et ce qu’on voyait de son visage montrait que son endurance était prête à se briser. Serpent le vit, et Alex le vit, mais Merideth, les épaules voûtées, fixait le sol.
Alex s’agenouilla et, avec douceur, porta la main de Jesse à ses lèvres. Il l’embrassa presque avec vénération, sur les doigts, sur la joue, sur les lèvres. Elle posa sa main sur son épaule et le retint encore un moment. Il se leva lentement, silencieusement, regarda Serpent et quitta la tente.
— Merry, s’il te plaît, dis-moi adieu avant de partir.
Acceptant sa défaite, Merideth s’agenouilla auprès de la malade, écarta ses cheveux de son visage meurtri, la prit dans ses bras et l’étreignit. Jesse répondit à son étreinte. Sans un mot de consolation.
Merideth quitta la tente en silence. Lorsque le crissement de ses semelles de cuir sur le sable ne fut plus qu’un murmure, Jesse frissonna et poussa une plainte.
— Guérisseuse ?
— Je suis là.
Elle mit la paume de sa main sous celle que Jesse lui tendait.
— Crois-tu que nous aurions réussi ?
— Je ne sais pas, dit Serpent, se rappelant la déconvenue d’une de ses maîtresses qui n’avait trouvé à la cité que portes closes et bouches cousues. « J’aime à penser que oui. »
Les lèvres de Jesse s’assombrissaient, tournant au violacé. La lèvre inférieure s’était fendue. Serpent épongea le sang, mais il était fluide comme de l’eau et elle ne put l’empêcher de couler.
— Vas-y tout de même, murmura Jesse.
— Où ça ?
— À la cité. Ils ont une dette envers toi.
— Jesse, non…
— Si. Ils vivent sous un ciel de pierre, dans la crainte du monde qui les entoure. Ils peuvent t’aider et ils ont besoin de toi. Encore quelques générations, et ils sombreront dans la folie. Dis-leur que j’ai vécu et connu le bonheur. Dis-leur que je ne serais peut-être pas morte s’ils avaient dit la vérité. Ils prétendaient que tout était mortel hors de la cité, aussi j’ai pensé que rien ne l’était.
— Je leur porterai ton message.
— N’oublie pas le tien. D’autres ont besoin…
Essoufflée, elle se tut. Serpent attendit en silence l’ordre qui allait venir. Elle ruisselait de sueur. Sentant sa détresse, Brume enserra son bras plus étroitement.
— Guérisseuse ?
Serpent lui tapota la main.
— Merry m’a enlevé ma douleur. Délivre-moi avant le retour de cette douleur.
— Bien, Jesse, dit Serpent, libérant Brume de son bras. Je vais faire en sorte que ce soit aussi bref que possible.
Le beau visage ravagé de Jesse se tourna vers la guérisseuse.
— Merci, dit-elle.
La malade ne verrait rien et Serpent s’en félicitait. Brume allait la mordre à l’une des carotides juste sous la mâchoire ; le poison irait droit au cerveau et tuerait instantanément. Serpent avait combiné tout cela méthodiquement, froidement, tout en se demandant comment elle pouvait concevoir la chose si clairement.
Elle s’adressa à Jesse d’un ton apaisant, à la manière des hypnotiseurs.
— Relaxe-toi, laisse retomber la tête, ferme les yeux, fais comme si tu voulais t’endormir…
Elle maintenait Brume au-dessus de la poitrine de Jesse, attendant que s’apaise sa tension et que cesse son léger tremblement. Elle avait le visage baigné de larmes, mais sa vision était d’une éclatante netteté. Elle voyait battre les artères du cou de Jesse. Brume sortait et rentrait sa langue, le capuchon ouvert. Le cobra frapperait droit devant lui lorsque sa maîtresse le relâcherait. « Un profond sommeil, et de joyeux rêves. » La tête molle, Jesse exposait sa gorge. Brume glissait dans les mains de Serpent. Celle-ci sentit ses doigts s’ouvrir en même temps qu’elle pensait : « Dois-je faire cela ? » Et soudain Jesse se convulsa, vertèbres cervicales cambrées, tête rejetée en arrière, bras rigides, doigts écartés et tendus comme des serres. Effrayée Brume frappa. Jesse eut une dernière convulsion, les mains crispées, puis se relaxa entièrement et d’un seul coup. Le sang perlait aux deux endroits percés par les crochets de Brume. Jesse frissonna mais elle était déjà morte.
Il ne restait plus rien que l’odeur de la mort, un corps sans âme, et le cobra froid, sifflant sur ce corps. Serpent se demanda si Jesse n’avait pas senti croître la pression exercée sur ses artères et si elle n’avait pas réussi à en retarder la rupture pour épargner à ses partenaires le souvenir de sa mort.
Tremblante, Serpent remit le cobra dans la sacoche et nettoya le corps avec autant de douceur que si ç’avait encore été Jesse. Mais il ne restait rien d’elle ; elle avait perdu la beauté en même temps que la vie, et n’était plus que chair meurtrie. Serpent lui ferma les yeux et tira le drap souillé sur son visage.
Elle quitta la tente avec sa sacoche de cuir. Merideth et Alex, ombres grises sous la lune, la regardaient approcher.
— C’est fini, dit-elle de sa voix de tous les jours.