Merideth resta immobile. Alex prit la main de Serpent comme il avait pris celle de Jesse, et la baisa. La jeune femme eut un mouvement de recul ; elle ne voulait pas être remerciée.
— J’aurais dû rester avec elle, dit Merideth.
— Merry, elle ne voulait pas de notre présence.
Serpent comprit que Merideth allait éternellement se représenter la mort de son amie, et cela de mille manières toujours plus atroces. Il fallait couper court à ces fantasmes.
— J’espère que tu vas me croire, Merideth ; Jesse a dit : « Merry m’a enlevé ma douleur » et très vite, juste avant que mon cobra ne frappe, elle est morte instantanément. Rupture d’un vaisseau sanguin au cerveau. Elle n’a absolument rien senti. Elle n’a pas senti la morsure de Brume. Dieu m’est témoin que je dis ce que je pense être la vérité.
— Nous n’aurions rien pu y changer quoi que nous fassions ?
— Non.
Cette assurance sembla tranquilliser Merideth, lui faire accepter l’inévitable. Mais Serpent n’y trouvait aucun réconfort. Elle ne pouvait oublier qu’elle avait été sur le point de provoquer la mort de Jesse. Voyant s’effacer du visage de Merideth sa haine de soi-même, Serpent se mit en route vers la partie effritée de la paroi du canyon pour entreprendre la montée menant à la plaine basaltique.
— Où vas-tu ? dit Alex, qui l’avait rattrapée.
— Je retourne à mon camp, dit-elle d’une voix sourde.
— Attends, s’il te plaît. Jesse voulait te donner quelque chose.
S’il avait dit que Jesse les avait chargés de lui faire un cadeau, elle aurait refusé, mais si, nuance subtile, cela venait de Jesse personnellement, ce n’était pas la même chose. Elle s’arrêta de mauvais gré.
— Je ne peux pas accepter, dit-elle ; Alex, laisse-moi partir.
Avec douceur il lui prit la main pour la ramener au campement. Elle ne vit pas Merideth, qui sans doute pleurait Jesse dans la tente, peut-être à côté de son corps.
Jesse avait laissé un cheval à Serpent, une jument gris foncé, presque noire, finement charpentée, d’allure fougueuse, faite pour la vitesse. Quoiqu’elle sût que ce n’était pas un cheval de guérisseuse, Serpent, ce fut plus fort qu’elle, eut un élan vers cet animal. Il lui semblait être la seule créature qui, depuis longtemps – elle n’aurait su dire depuis quand – personnifiait uniquement la beauté et la force, sans la moindre empreinte du malheur. Alex lui en tendit les rênes, et elle referma les mains sur leur cuir souple. La bride était incrustée d’or délicatement ouvragé en filigrane, œuvre de Merideth.
— Elle s’appelle Vive, dit Alex.
Serpent est seule. Pour traverser la coulée de lave avant le jour, la route est longue. Les sabots de la jument résonnent sur la pierre qui sonne le creux ; sa sacoche de cuir frotte contre sa jambe.
Elle sait qu’il lui est impossible de retourner au centre des guérisseurs. Pas encore. Les événements de la nuit lui ont prouvé qu’elle ne peut cesser d’exercer son métier, si mal outillée soit-elle. Si ses maîtres lui prennent Brume et Sable et la chassent, elle sait qu’elle ne pourra le supporter. D’apprendre que dans telle ville ou tel camp, une maladie s’est déclarée ou une mort est survenue alors qu’elle aurait pu guérir cette maladie ou empêcher cette mort, ou tout au moins la rendre plus supportable, il y aurait là de quoi la rendre folle. Jamais elle ne renoncera.
On lui a enseigné la fierté et la confiance en soi, qualités qu’il lui faudrait renier si elle retournait directement à son centre. Elle a promis à Jesse de transmettre son dernier message aux gens de la cité ; elle tiendra cette promesse. Elle s’y rendra et pour Jesse et pour elle-même.
4
Arevin était assis sur un énorme rocher arrondi ; le bébé de sa cousine gargouillait sur sa poitrine, soutenu par une écharpe. La chaleur et la vivacité du nouveau-né lui étaient un doux réconfort. C’était un enfant robuste, et Stavin se portait bien. Arevin savait qu’il aurait dû s’estimer heureux car la fortune avait souri à son clan, aussi se sentait-il vaguement coupable d’éprouver une tristesse persistante en pensant à Serpent. Il fixait le désert dans la direction où elle avait disparu. Il tâta sa joue à l’endroit où le serpent blanc l’avait frappé de sa queue. Comme Serpent le lui avait promis, il n’y avait pas de cicatrice.
Comment pouvait-elle être partie depuis assez longtemps pour que cette balafre ait pu former une croûte et guérir ? Car il la revoyait aussi clairement que si elle était encore là. Le souvenir qu’il gardait d’elle n’avait rien de ce flou dont la distance et le temps voilent le plus souvent l’image des êtres qu’on a connus. Et pourtant Arevin avait l’impression qu’elle était partie pour toujours.
Un des énormes bœufs musqués du clan vint d’un pas tranquille sa frotter consciencieusement le flanc contre le rocher. L’animal renifla Arevin, fourra son nez sur un pied et lécha sa chaussure de sa grande langue rose. À côté de sa mère, un veau déjà grand mâchonnait les branches sèches et sans feuilles d’un buisson du désert. Toutes les bêtes du troupeau maigrissaient chaque été car c’était une saison éprouvante ; elles avaient maintenant un pelage terne et rêche. Pour qu’elles puissent supporter la chaleur, il fallait que leurs sous-poils isolants soient peignés soigneusement quand ils commençaient à tomber au printemps ; et ce travail n’était jamais négligé parce que les ovibos étaient élevés pour leur fine laine moelleuse d’hiver. Comme les hommes, ils en avaient assez de l’été, de la chaleur ; ils étaient las de chercher une nourriture sèche et insipide. Ces animaux paisibles aspiraient à retrouver l’herbe fraîche des pâturages d’hiver. Et d’habitude Arevin était heureux de regagner les hauts plateaux.
Le bébé agita ses petites mains, saisit le doigt d’Arevin et le porta à sa bouche. Le jeune homme sourit.
— C’est une des choses que je ne peux pas faire pour toi, mon petit.
Mais le bébé suça le bout du doigt d’Arevin, tout heureux ; il ne pleura pas lorsqu’il vit qu’il n’en sortait pas de lait. L’enfant avait les yeux bleus comme Serpent. Beaucoup d’enfants, pensa Arevin, ont les yeux bleus ; mais ces iris d’azur suffisaient à l’entraîner dans le rêve.
Il rêvait de Serpent presque toutes les nuits, du moins lorsqu’il pouvait dormir. Jamais il n’avait éprouvé pareil sentiment envers quiconque. Il chérissait le souvenir de leurs rares contacts : lorsqu’ils s’étaient appuyés l’un contre l’autre dans le désert ; lorsqu’elle avait palpé sa joue meurtrie de ses doigts nerveux, lorsqu’il l’avait consolée dans la tente de Stavin. Comble d’absurdité, le moment le plus heureux de sa vie n’avait-il pas été celui du départ de Serpent, cet instant où il l’avait étreinte avec l’espoir qu’elle déciderait de rester ? Et, normalement, elle serait restée, pensait-il. Parce que nous avons vraiment besoin d’une guérisseuse, et peut-être en partie à cause de moi. Elle aurait, si elle l’avait pu, prolongé son séjour.
Il avait pleuré, ce qui ne lui était encore jamais arrivé, autant qu’il lui en souvînt. Pourtant il comprenait qu’elle se fût refusée à rester. Elle se sentait mutilée dans ses capacités, et lui aussi se sentait mutilé. Il n’était bon à rien. Il le savait mais c’était sans remède. Chaque jour il espérait voir revenir Serpent, et pourtant, il était sûr qu’elle ne reviendrait pas. Comment pouvait-il savoir quelle distance il lui faudrait parcourir au-delà du désert pour arriver à destination ? Avant d’atteindre le désert et de le traverser pour découvrir d’autres peuples et d’autres horizons, avait-elle depuis son centre, voyagé une semaine, un mois, six mois ?
Il aurait dû partir avec elle. Il en avait maintenant la certitude. Elle ne pouvait, dans son chagrin, accepter sa compagnie, mais il aurait dû voir immédiatement qu’elle ne serait jamais capable d’expliquer à ses maîtres ce qui s’était passé. Si perspicace qu’elle fût, Serpent ne pouvait comprendre la terreur qu’inspiraient les vipères en ces lieux. Arevin, lui, la comprenait parce qu’il en avait l’expérience ; la mort de sa petite sœur lui donnait encore des cauchemars, et il n’avait pas oublié la sueur froide qui avait coulé le long de son corps lorsque Serpent lui avait demandé de l’aider à tenir Brume, ni sa peur mortelle lorsqu’elle avait été mordue à la main par la vipère des sables : déjà il l’aimait et il croyait qu’elle allait mourir.