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Arevin n’avait vu dans sa vie que deux miracles, et tous deux concernaient Serpent : elle n’était pas morte de cette morsure et elle avait sauvé la vie à Stavin.

Le bébé cligna des yeux et suça plus énergiquement le doigt d’Arevin. Celui-ci se laissa glisser du rocher et tendit une main à l’impressionnant bœuf musqué ; l’animal posa le menton sur sa paume et il le gratta sous la mâchoire.

— Veux-tu donner à boire à cet enfant ?

Arevin tapota son dos, ses flancs, son ventre et s’agenouilla à ses côtés. Cette femelle n’avait pas beaucoup de lait si tard dans la saison, mais son veau était presque sevré. Arevin essuya son pis du revers de sa manche, puis il en approcha le bébé de sa cousine. Pas plus impressionné qu’Arevin par l’énorme bête, l’enfant téta goulûment.

Lorsque sa faim fut apaisée, Arevin gratta de nouveau l’ovibos sous la mâchoire et remonta sur le rocher ; le bébé ne tarda pas à s’endormir, ses petits doigts serrés sur la main d’Arevin.

— Cousin !

Cet appel venait du chef de clan. Elle escalada le rocher pour s’asseoir à côté d’Arevin ; ses longs cheveux dénoués flottaient dans la brise. Elle se pencha sur le bébé, souriante.

— Cet enfant a-t-il été sage ?

— Parfaitement sage.

D’un coup de tête elle écarta ses cheveux de son visage.

— Les enfants sont tellement plus faciles à transporter quand on les met sur son dos. On peut aussi les poser par terre de temps en temps.

Elle eut un large sourire. Elle n’était pas toujours aussi réservée et digne que lorsqu’elle accueillait des étrangers dans son clan.

Arevin lui répondit par un sourire forcé.

Elle posa la main sur celle d’Arevin que tenait l’enfant.

— Tu devines la question que je veux te poser, mon cher. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Arevin, embarrassé, haussa les épaules.

— Je vais essayer de faire mieux. Je n’ai pas été bon à grand-chose ces temps derniers.

— Crois-tu que je suis là pour critiquer ?

— Vous auriez sujet de le faire.

Arevin évitait le regard de sa cousine, chef de clan ; il fixait son enfant paisible. Lâchant sa main, elle entoura de son bras les épaules du jeune homme et l’appela par son nom pour la troisième fois de sa vie :

— Arevin, tu m’es précieux. Le temps venu, tu pourrais être élu chef de clan si tu le désires. Mais il faut que tu prennes une décision. Puisqu’elle n’a pas voulu de toi…

— Nous nous aimions. Mais elle ne pouvait continuer son travail ici et elle m’a demandé de ne pas l’accompagner. Il est trop tard.

Il jeta un regard sur l’enfant de sa cousine. Depuis la mort de ses parents, Arevin avait été accueilli dans le groupe familial du chef de clan, qui comprenait maintenant six adultes, trois enfants et Arevin. Sans que son rôle fût bien défini, il se sentait responsable des enfants. Et avec la perspective prochaine du voyage qui le conduirait à son territoire d’hiver, le clan allait devoir compter sur le travail de tous ses membres. Il faudrait désormais, et cela jusqu’à la fin de la transhumance, veiller nuit et jour sur les ovibos ; sinon ils partiraient vers l’est, par petits groupes, à la recherche de nouveaux pâturages, et disparaîtraient pour toujours. Il n’était pas plus facile pour les êtres humains de trouver de la nourriture en cette période de l’année. Mais un départ prématuré les amènerait à leur pacage d’hiver à un moment où les pousses tendres du fourrage seraient encore fragiles et trop facilement détruites.

— Cousin, explique-toi.

— Je sais que le clan a besoin de tous ses membres à l’heure actuelle. J’ai ici des responsabilités, envers vous, envers cet enfant… Mais la guérisseuse… comment pourra-t-elle expliquer ce qui s’est produit chez nous ? Comment pourra-t-elle le faire comprendre à ses maîtres alors qu’elle ne le comprend pas elle-même ? J’ai vu une vipère des sables la mordre. J’ai vu couler sur sa main le sang et le venin. Mais c’est à peine si elle a paru s’en apercevoir. Elle m’a dit qu’elle n’aurait même pas dû sentir quoi que ce soit.

Arevin regarda sa cousine. Il n’avait encore parlé à personne de la vipère des sables, craignant de se heurter à l’incrédulité des siens. Le chef de clan parut saisi mais ne mit pas sa parole en doute.

— Comment pourra-t-elle expliquer nos craintes ? Elle dira à ses maîtres qu’elle a commis une erreur et que le petit serpent a payé cette erreur de sa vie. Elle s’accusera. Ils l’accuseront, eux aussi, et la puniront.

Le chef de clan avait les regards perdus sur le désert. Elle rejeta derrière l’oreille une boucle de ses cheveux grisonnants.

— Elle est fière, dit-elle, tu as raison. Elle n’est pas femme à se chercher des excuses.

— S’ils l’exilent, elle ne reviendra pas. Je ne sais pas où elle ira mais nous ne la reverrons jamais.

— Si tu partais à sa recherche…

— C’est impossible. Pas maintenant.

— Mon cher, nous sommes organisés de manière à avoir tous le plus de liberté possible, au lieu de réserver une liberté totale à un petit nombre. Et voilà que tu te fais l’esclave d’une responsabilité alors que des circonstances extraordinaires exigent que tu sois libre. Si tu avais une partenaire dans le groupe et si ton rôle était d’élever son enfant, le problème serait plus difficile a résoudre, mais pas nécessairement insoluble. En fait mon partenaire jouit, depuis la naissance de l’enfant, d’une liberté beaucoup plus grande qu’il ne l’envisageait lorsque nous avons décidé de le concevoir. Et cela parce que tu consens à faire plus que ta part.

— Non, ce n’est pas ça, lança Arevin. Je voulais m’occuper de l’enfant. J’en avais besoin. J’avais besoin…

Il s’interrompit, ne sachant plus ce qu’il voulait dire.

— Je lui savais gré de me permettre de faire ça pour lui.

— Je sais. Et je n’y voyais pas d’inconvénient. Mais il ne te faisait pas là une faveur. C’est toi qui l’obligeais. Peut-être est-il temps de lui rendre ses responsabilités. Il a tendance à se laisser trop absorber par son travail, conclut le chef de clan avec un sourire empreint de tendresse.

Elle n’avait pas tort. Son partenaire, le meilleur tisserand du clan, semblait souvent vivre sa vie comme un rêve.

— Je n’aurais jamais dû la laisser partir, dit Arevin brusquement. Comment ne l’ai-je pas compris tout de suite ? J’ai manqué à mes devoirs envers ma sœur car je n’ai pas su la protéger, et ensuite envers la guérisseuse. Elle aurait dû rester avec nous. Nous l’aurions protégée du danger.

— Nous l’aurions mutilée.

— Elle pourrait encore exercer son métier.

— Mon cher ami, il est impossible de protéger entièrement une personne sans l’asservir. À mon avis, c’est une chose que tu n’as jamais comprise parce que tu as toujours trop exigé de toi-même. Tu t’accuses de la mort de ta sœur…

— Je n’ai pas veillé sur elle avec assez d’attention.

— Que pouvais-tu faire ? Rappelle-toi sa vie et non sa mort. Elle était brave et fière, comme doivent l’être les enfants. Pour la protéger davantage, il aurait fallu la tenir enchaînée à toi par la peur. De vivre ainsi, elle aurait cessé d’être l’enfant que tu aimais. Et il en va de même de la guérisseuse.