Arevin, les yeux fixes, regardait l’enfant qu’il tenait dans les bras. Il savait que sa cousine avait raison, pourtant il était encore impuissant à se libérer du trouble qui régnait dans son esprit, et de son sentiment de culpabilité.
Le chef de clan lui tapota l’épaule.
— Tu connais la guérisseuse mieux que nous et tu affirmes qu’elle est incapable d’expliquer notre peur. Je pense que tu as raison. J’aurais dû m’en rendre compte moi-même. Je ne veux pas qu’on la punisse, ni que notre clan soit mal compris.
La cousine d’Arevin, sculpturale, promenait ses doigts sur le cercle de métal attaché à son cou par une mince lanière de cuir.
— Tu as raison, dit-elle. Il faut aller au centre des guérisseurs. Je pourrais le faire parce que je suis responsable de l’honneur du clan. Ou ce pourrait être le partenaire de mon frère parce qu’il a tué le petit serpent. Ou toi parce que tu appelles la guérisseuse ton amie. Il faudra que le clan se réunisse pour en décider. N’importe qui d’entre nous pourrait être chef de clan ; et n’importe qui aurait pu craindre le petit serpent au point de le tuer. Mais seul tu es devenu son ami.
Son regard quitta l’horizon et se porta sur Arevin ; il savait qu’elle était le chef de clan depuis assez longtemps pour raisonner comme ferait le clan.
— Merci, dit-il.
— Tu as perdu tant d’êtres chers. Je n’ai rien pu faire pour toi quand tu as perdu tes parents, ni quand ta sœur est morte. Mais je puis t’aider maintenant, fût-ce au risque de te perdre.
Elle passa la main dans les cheveux d’Arevin, qui grisonnaient comme ceux de sa cousine.
— N’oublie pourtant pas, mon cher, que je n’aimerais pas te perdre pour toujours.
Elle descendit promptement du rocher, laissant Arevin seul avec le dernier-né de son groupe familial. La confiance de sa cousine le rassurait ; il n’allait plus se torturer l’esprit en se demandant si ce serait bien agir que d’aller à la recherche de la guérisseuse, à la recherche de Serpent. Ce serait bien agir puisqu’il fallait le faire. Le clan ne pouvait faire moins pour elle. Arevin fit lâcher prise au bébé, qui lui serrait la main de ses doigts humides, le fit passer sur son dos en ajustant la bandoulière qui le portait, et redescendit du rocher pour fouler le sable du désert.
À l’horizon, l’oasis flottait en une image si verte et si douce à l’œil, dans le jour douteux de l’aube, que Serpent crut d’abord à un mirage. Etait-elle capable de distinguer l’illusoire du réel ? Elle avait chevauché toute la nuit pour traverser la coulée de lave avant le lever du soleil, et la chaleur devenait insupportable. Les yeux lui brûlaient et elle avait les lèvres sèches et gercées.
La jument grise, Vive, leva la tête et dressa les oreilles ; ses naseaux se dilataient à l’odeur de l’eau car elle avait hâte de boire après avoir été si longtemps rationnée. Lorsqu’elle se mit à trotter, Serpent s’abstint de lui serrer la bride.
Les arbres d’été délicats se dressaient alentour, caressant Serpent de leurs feuilles légères et douces. Sous leur ramure l’air était presque frais, saturé par le parfum des fruits mûrissants. La jeune femme rejeta en arrière le foulard qui lui protégeait le visage et respira profondément.
Elle mit pied à terre et conduisit Vive au bord de l’eau limpide et sombre. La jument y plongea le museau et but. Serpent s’agenouilla à proximité et recueillit de l’eau dans le creux des mains. Elle coulait entre ses doigts, ridant la surface de la mare. Les rides élargirent leurs cercles et s’apaisèrent, si bien que la jeune femme put se voir reflétée comme dans un miroir. La poussière faisait comme un masque sur son visage.
« J’ai l’air d’un bandit, pensa-t-elle, ou d’un clown. »
Mais elle se méprisait trop pour rire d’elle-même de bon cœur. Des larmes avaient tracé leurs sillons sur la crasse de son visage. Elle y porta la main tout en fixant son image.
Serpent aurait voulu oublier les journées qu’elle venait de vivre, mais ce souvenir la hanterait à jamais : la peau de Jesse, sèche et fragile, sa main légère et inquiète, sa voix, enfin cette agonie qu’elle n’avait pu ni empêcher, ni soulager, cette douleur qu’elle voulait ne plus voir, ne plus sentir.
Plongeant les mains dans l’eau fraîche, Serpent s’en aspergea le visage, le débarrassant de la poussière noire, de la sueur et des sillons creusés par ses larmes.
Tenant Vive par la bride, elle longea silencieusement l’étang bordé de tentes où dormaient encore les caravaniers. Elle s’arrêta devant celle de Grum, dont les rabats étaient fermés. Serpent ne voulait pas réveiller la vieille femme ou ses petits-enfants. Plus loin de la rive, dans l’enclos des chevaux. Ecureuil, son poney tigré, sommeillait avec les chevaux de Grum. Sa robe noire et or brillait sous l’effet d’une semaine de brossages énergiques, il était gras, content de son sort, mais las d’avoir un sabot déferré. Serpent décida de le laisser encore un jour avec Grum et de ne pas les déranger pour l’instant.
Vive suivait Serpent le long de la rive, lui mordillant la hanche de temps à autre. La jeune femme gratta la jument derrière les oreilles, là où sa sueur avait séché sous la bride. La famille d’Arevin lui avait fourni un sac de foin en cubes pour Ecureuil, mais Grum l’avait nourri, il devait donc rester du fourrage dans le camp de Serpent.
— Manger, un bon coup de brosse et dormir, voilà ce qu’il nous faut à tous les deux, dit-elle à Vive.
Elle avait établi son camp à l’écart derrière un affleurement rocheux, dans un coin peu recherché par les marchands ambulants. Il était plus prudent d’isoler ainsi les serpents, tant pour leur sécurité que pour celle des personnes. Serpent contourna le pied de l’arête rocheuse.
Tout était changé. Elle avait laissé sa literie en désordre, mais n’avait rien déballé du reste de ses affaires. Depuis, on avait plié ses couvertures, fait un tas de ses vêtements de rechange, disposé ses ustensiles de cuisine en rang sur le sable. Perplexe, elle s’approcha. Les guérisseurs inspiraient de la déférence, un respect nuancé de crainte ; il n’était même pas venu à l’idée de Serpent de prier Grum de veiller sur ses affaires comme sur son poney, car elle ne craignait nullement pour son matériel.
Puis elle s’aperçut que ses ustensiles étaient cabossés, son assiette métallique pliée en deux, sa tasse brisée, sa cuiller tordue. Elle lâcha les rênes de Vive et se précipita vers ses affaires soigneusement rangées. Les couvertures pliées étaient lacérées ; une chemise propre avait été piétinée dans la boue de la rive. C’était une vieille chemise adoucie par l’usure, effilochée et fragile par endroits, confortable, sa chemise préférée ; le dos en avait été déchiré, et les manches étaient en lambeaux. Elle était irréparable.
Le sac de fourrage était aligné avec le reste de son matériel, mais les cubes de foin avaient été répandus et écrasés dans le sable. Vive en grignota des brins intacts, tandis que Serpent contemplait son camp saccagé, s’interrogeant sur les mobiles d’une telle action. Pourquoi la piller puisqu’elle n’avait rien de précieux ? Elle hocha la tête. Peut-être quelqu’un s’était-il imaginé qu’elle se faisait payer royalement en or et en bijoux. Certains guérisseurs étaient richement récompensés de leurs services. Pourtant le désert avait son code d’honneur, et même ceux qui n’étaient pas protégés par le respect qu’ils inspiraient, par leur profession, n’hésitaient pas à laisser sans surveillance des objets de valeur.