Tenant toujours sa chemise déchirée, la jeune femme errait autour de son camp ravagé, trop épuisée, l’esprit trop vide et troublé pour s’interroger sur ce qui était arrivé. Le bât d’Ecureuil reposait sur un roc ; Serpent le prit sans savoir pourquoi, peut-être parce qu’il paraissait intact.
Elle s’aperçut que toutes les poches latérales avaient été ouvertes au couteau et arrachées, et pourtant elles fermaient au rabat par de simples boucles.
Ces poches contenaient toutes les cartes et les rapports de la guérisseuse, et le journal inachevé de sa première année de probation. Elle enfonça les mains dans tous les coins, avec l’espoir d’y trouver ne fût-ce qu’un bout de papier, mais tout avait disparu. Serpent jeta la selle. Elle examina fiévreusement les alentours du camp, regardant derrière les rochers, remuant le sable à coups de pied ; elle espérait découvrir les feuillets blancs abandonnés, sentir le froissement du papier sous ses pieds, mais cet espoir fut déçu. De ces documents il ne restait rien.
Elle avait l’impression d’avoir été physiquement agressée. Toutes ses autres affaires, couvertures, vêtements, cartes sans aucun doute, pouvaient être utiles à un voleur ; mais son journal était sans valeur pour tout autre qu’elle-même.
— Que le diable t’emporte, cria-t-elle dans sa fureur.
La jument renâcla, fit un écart et se trouva dans l’eau. Serpent tremblait ; une fois calmée, elle se dirigea lentement vers Vive, la main tendue, et lui parla avec douceur ; la jument se laissa prendre par la bride et sa maîtresse la caressa.
— Ne crains rien, dit-elle, tu n’as rien à craindre.
Ces paroles s’adressaient à elle-même autant qu’à Vive.
Elles étaient toutes deux jusqu’aux genoux dans l’eau claire et fraîche. Serpent tapota la jument sur l’épaule, peignant de ses doigts sa crinière noire. Soudain sa vue se brouilla et elle s’appuya, toute tremblante, sur le cou de Vive.
Ecoutant les battements de cœur puissants et réguliers de l’animal et sa respiration tranquille. Serpent réussit à se ressaisir. Elle se redressa et sortit de l’eau. S’étant déchargée de la sacoche aux serpents, elle dessella le cheval et entreprit de le bouchonner avec un morceau de la couverture déchirée. Elle faisait ce travail avec l’acharnement que donne l’épuisement. La selle et la bride luxueuses étaient souillées de poussière et de sueur mais elles pouvaient attendre ; au contraire il n’était pas question de laisser Vive macérer dans la crasse et la sueur pendant que Serpent elle-même se reposerait.
— Serpent, mon enfant, chère petite guérisseuse…
Elle se retourna. Grum s’approchait en clopinant, s’aidant d’une canne de bois noueux. Une de ses petites-filles, grande femme au teint d’ébène, l’accompagnait ; mais aucun de ses petits-enfants ne se serait avisé de vouloir soutenir cette petite vieille courbée par l’arthrite.
Le foulard blanc de Grum était placé de guingois sur ses cheveux clairsemés.
— Ma chère enfant, comment ai-je pu te laisser passer devant ma tente ? Je l’entendrai rentrer, avais-je pensé. Ou bien son poney la reconnaîtra par son flair et il hennira.
Le visage de Grum, fortement basané et ridé par l’âge était, sous l’emprise du souci, encore plus plissé qu’à l’accoutumée.
— Ma petite Serpent, nous voulions t’éviter de découvrir ça toute seule.
— Qu’est-il arrivé, Grum ?
— Pauli, dit Grum à sa petite-fille, occupe-toi du cheval de la guérisseuse.
— Oui, Grum.
Lorsque Pauli prit les rênes de Vive, elle posa la main sur le bras de Serpent en un geste de consolation. Elle ramassa la selle et ramena Vive vers le campement de Grum.
Tenant Serpent par l’épaule – non pour se soutenir mais pour la soutenir –, Grum conduisit la jeune femme à un rocher. Elles s’assirent ; épuisée, parcourant des yeux, une fois de plus, son campement, Serpent eut une impression d’irréalité. Elle questionna Grum du regard. La vieille femme soupira.
— C’est arrivé hier, dit-elle, juste avant l’aube. Nous avons entendu des bruits et une voix qui n’était pas la tienne. Nous nous sommes approchés et nous avons vu une silhouette solitaire, un personnage en robe du désert. Nous pensions qu’il dansait. Mais il s’est sauvé à notre approche. Il a brisé sa lanterne dans le sable et nous n’avons pu le trouver. Et puis nous avons vu ce gâchis. Nous avons tout ramassé, mais rien n’était intact.
Serpent parcourut des yeux le spectacle, en silence, toujours incapable de comprendre les mobiles du pillard.
— Le matin le vent avait effacé sa piste. Cette créature a dû fuir dans le désert, mais ce n’était pas un homme du désert. Nous ne volons pas, nous autres. Nous ne détruisons pas.
— Je sais, Grum.
— Viens avec nous. Déjeuner. Dormir. Oublier ce fou. Il nous faut tous nous préserver des fous. Mais, ajouta la vieille femme en prenant la main couturée de Serpent dans sa petite paume calleuse, durcie par le travail, tu n’aurais pas dû découvrir ça toute seule. Non, j’aurais dû te voir, Serpent, mon enfant.
— Ne t’inquiète pas, Grum.
— Je vais t’aider à l’installer dans ma tente. Tu ne vas pas rester ici.
— Je n’ai plus rien à déménager.
Les deux femmes contemplaient le camp saccagé. Grum tapotait avec douceur la main de Serpent.
— Il a tout détruit, Grum. S’il avait tout pris, j’aurais pu comprendre.
— Chère petite, personne ne comprend les fous. Ils agissent sans raison.
« Alors, pensait Serpent, un vrai fou aurait-il tout détruit systématiquement ? » Elle ne pouvait le croire. Sa tente avait été saccagée si délibérément et, étrange folie, si rationnellement, que cela semblait être l’effet de la fureur plutôt que d’un dérangement de l’esprit. De nouveau la jeune femme frissonna.
— Viens avec moi, dit Grum. Les fous viennent par périodes, comme les moustiques. On en voit partout un été, et pas du tout l’année suivante.
— Tu as sans doute raison.
— Certainement. Je connais ça. Il ne reviendra pas, il ira ailleurs. Mais bientôt nous saurons tous où le trouver. Quand nous le tiendrons, nous le confierons aux redresseurs, qui pourront peut-être le réparer.
— Je l’espère, dit Serpent, acquiesçant d’un air las.
Elle jeta la selle d’Ecureuil sur son épaule et ramassa la sacoche aux serpents. Sa poignée vibrait faiblement car Sable était en train de glisser sur lui-même dans son compartiment.
Tandis qu’elle se dirigeait avec Grum vers son campement, elle était trop épuisée pour penser. Elle savait gré à la vieille femme de ses paroles apaisantes de consolation et de sympathie. La perte de Sève, la mort de Jesse, et maintenant ce malheur ; pour un peu Serpent aurait regretté de n’être pas superstitieuse. Car elle aurait été persuadée d’être l’objet d’une malédiction et, lorsqu’on croit à cela, on croit par là même qu’il existe des moyens de faire échec à la malédiction. Pour l’instant. Serpent ne savait que penser ou que croire, ou comment échapper au destin contraire qui s’était emparé de sa vie.
— Pourquoi s’est-il contenté de voler mon journal ? dit-elle brusquement. Pourquoi mes cartes et mon journal ?
— Tes cartes ! Le fou a volé des cartes ? Je croyais que tu les avais emmenées. C’était donc bien un fou !
— Probablement.
Pourtant Serpent n’arrivait pas à s’en convaincre.
— Des cartes ! répéta Grum.
La colère outragée de la vieille femme avait en quelque sorte pris le relais de celle de Serpent. Mais celle-ci décelait dans la voix de Grum une surprise qui la déconcertait.
Serpent eut un violent sursaut lorsqu’elle sentit quelqu’un tirer sur sa tunique d’un coup sec. Surpris par la réaction de la jeune femme, l’homme eut un mouvement de recul non moins brusque. Serpent se détendit lorsqu’elle vit à qui elle avait affaire. C’était un de ces grappilleurs pour qui tout était bon : pièces de métal, bois, tissu, cuir, tout ce qu’on mettait à la poubelle dans les autres camps. Ces récupérateurs portaient des robes multicolores faites de pièces et de morceaux ingénieusement, assemblés en motifs géométriques.