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— Guérisseuse, tu nous laisses tout ça ? Tu ne peux rien en faire.

— Ao, va-t’en ! dit Grum d’un ton sec. Laisse la guérisseuse tranquille. Tu devrais comprendre ça tout seul.

Le récupérateur, fixant le sol, refusait de lâcher pied.

— Elle ne peut rien en faire. Nous si. Donne-le nous. Nous ferons place nette.

— Tu choisis mal ton moment.

— Ça ne fait rien, dit Serpent.

Elle décida de donner satisfaction au récupérateur. Des couvertures déchirées et des cuillers endommagées dont elle n’avait que faire pourraient peut-être servir à ces gens-là. Elle préférait ne rien revoir de tout ce matériel qui lui rappellerait un trop mauvais souvenir. Mais la requête du récupérateur avait tiré Serpent de son état de trouble et d’incompréhension pour la ramener aux réalités de son métier. Elle se rappela ce que Grum lui avait dit au sujet des gens d’Ao.

— Ao, dit-elle, quand je vaccinerai tout le monde, me laisseras-tu te vacciner ?

Le récupérateur n’avait pas l’air convaincu.

— Les serpents qui vous donnent la chair de poule, les poisons, la magie, les sorcières… très peu pour nous.

— Rien à voir avec tout ça. Tu ne verras même pas mes serpents.

— Non, très peu pour nous.

— Dans ce cas il va falloir que je jette toute cette camelote au fond du lac au milieu de l’oasis.

— Gaspillage ! cria le récupérateur. Non ! Tu veux polluer l’eau ! Ce serait une honte pour ma profession et pour toi-même.

— C’est exactement ce que j’éprouve quand tu m’empêches de te protéger contre la maladie. C’est du gaspillage. Un gaspillage de vies humaines. Des morts inutiles.

Les yeux du récupérateur scrutèrent Serpent sous ses sourcils broussailleux.

— Pas de poison ? Pas de magie ?

— Pas de poison, pas de magie.

— Si tu veux, dit Grum, tu passeras en dernier. Tu verras que je n’en mourrai pas.

— Pas de serpents qui donnent la chair de poule ?

— Non, dit Serpent, qui ne put s’empêcher de rire.

— Alors tu nous donneras ça ? dit le récupérateur, désignant le camp saccagé de Serpent.

— Oui, mais après.

— Et ensuite, nous ne serons plus malades ?

— Moins souvent. Je ne peux pas tout empêcher. Pas de rougeole. Pas de scarlatine. Pas de tétanos.

— Le tétanos, tu empêches ça ?

— Oui. Pas pour toujours mais pour longtemps.

— Nous viendrons, dit le récupérateur.

Puis il tourna les talons.

Au camp de Grum, Pauli étrillait énergiquement la jument de Serpent tandis qu’elle arrachait des touffes de foin à une botte. Pauli avait les plus belles mains que Serpent eût jamais vues, grandes mais fines, avec de longs doigts vigoureux, des mains que son dur travail n’avait pas abîmées. Elles étaient gracieuses et expressives. Elle et Grum étaient comme le jour et la nuit, mais la grand-mère et sa petite-fille avaient le même air doux, qui caractérisait aussi tous les cousins de Pauli que Serpent avait rencontrés. La guérisseuse ne savait pas encore combien de ses petits-enfants Grum avait avec elle ; elle ne savait même pas comment s’appelait la petite fille occupée à astiquer, non loin de là, la selle de Vive.

— Comment va Ecureuil ? demanda-t-elle.

— Il est en pleine forme, mon enfant, dit Grum. Tu le vois, là, sous cet arbre. Il a la paresse de courir. Mais il est rétabli. Toi, ce qu’il te faut maintenant, c’est un lit et du repos.

Serpent observa son poney tigré, qui battait l’air de sa queue parmi les arbres d’été. Il avait l’air de se trouver si bien qu’elle s’abstint de l’appeler.

Elle était lasse mais la raideur de sa nuque et de ses épaules trahissait une tension qui rendait tout sommeil impossible tant qu’elle ne se serait pas apaisée. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à son camp. Peut-être allait-elle se ranger à l’avis de Grum : le vandale était un fou, purement et simplement. Dans ce cas rien de mystérieux ; il fallait accepter. Elle n’était pas habituée à voir le hasard jouer un si grand rôle.

— Je vais prendre un bain, Grum, dit-elle, ensuite tu pourras me caser dans un coin où je ne te gênerai pas. Je ne resterai pas longtemps.

— Aussi longtemps que tu seras ici, et nous aussi, tu seras la bienvenue, chère petite guérisseuse.

Serpent serra la vieille femme dans ses bras, et Grum lui tapota l’épaule.

Non loin du campement, une des sources alimentant l’oasis jaillissait et ruisselait sur le roc. Serpent grimpa jusqu’en un lieu où l’eau, réchauffée par le soleil, formait de petits bassins sans rides. Elle découvrait tout l’oasis : cinq camps au bord de l’eau, les gens et les bêtes.

Une brise lourde de poussière lui apportait de petites voix d’enfants et le jappement strident d’un chien. Les arbres d’été entourant l’étang faisaient comme une guirlande plumeuse de soie vert pâle.

Aux pieds de la jeune femme, le pourtour d’un bassin portait un doux tapis de mousse. Elle se déchaussa pour fouler cette mousse fraîche et vivante.

Elle se déshabilla et entra dans l’eau. Elle ne fut pas saisie car sa température, agréable dans la chaleur matinale, était tout juste inférieure à celle du corps. Plus haut, il y avait un bassin d’eau plus fraîche, et plus bas d’eau plus tiède. Serpent déplaça une certaine pierre qui servait de bonde, ce qui eut pour effet de faire écouler le trop-plein vers les sables ; car il fallait éviter l’arrivée d’eau sale à l’oasis sous peine d’être rappelé aussitôt à l’ordre par une demi-douzaine de caravaniers furieux. Leur intervention serait d’ailleurs calme et ferme, comme lorsqu’ils déplaçaient des chevaux parqués trop près de la rive ou qu’ils priaient le malotru qui se soulageait au bord de l’eau de vider les lieux. Le désert ne connaissait pas les maladies transmises par l’eau polluée.

Serpent s’enfonça dans l’eau tiède, la sentant monter agréablement autour de son corps, atteindre ses cuisses, ses hanches, ses seins. Elle se coucha sur la pierre noire déjà chaude, et lentement son corps se vida de sa tension. L’eau lui chatouillait la nuque.

Elle revivait les événements des derniers jours, qui lui paraissaient, curieusement, s’étaler sur une durée beaucoup plus longue. Une impression d’épuisement embrumait ces souvenirs. Elle regarda sa main droite. La vilaine meurtrissure avait disparu, et la morsure de la vipère des sables n’avait laissé d’autres traces que deux petites cicatrices roses et brillantes. Serrant le poing, elle ne constata ni raideur, ni faiblesse.

Tant de changements en si peu de temps. Serpent n’avait encore jamais rencontré l’adversité. L’apprentissage de son métier n’avait pas été facile, mais très supportable. Les jours s’étaient écoulés dans le calme, sans craintes, sans incertitudes, sans rencontres de détraqués. Jamais elle n’avait connu l’échec. Tout avait été limpide comme du cristal, avec une limite bien tranchée entre le bien et le mal. Serpent ébaucha un sourire : si on avait essayé de lui expliquer, à elle ou aux autres étudiants, que la réalité était différente, fragmentaire, contradictoire, déroutante, elle ne l’aurait pas cru. Elle comprenait maintenant le pourquoi du changement qu’elle avait constaté chez les guérisseurs plus âgés qu’elle-même lorsqu’ils étaient revenus au terme de leurs années probatoires. Qui plus est, elle comprenait pourquoi certains d’entre eux n’étaient jamais revenus. Tous n’étaient pas morts, ni même, peut-être, la plupart d’entre eux. Et il n’était pas nécessaire d’en accuser quelque accident ou la rencontre d’un fou. Non, certains s’étaient rendu compte qu’ils n’étaient pas faits pour la vie de guérisseur, et l’avaient abandonnée pour un autre emploi.