— Alors tu ne serais pas assez fou pour ne rien faire et te laisser mourir en cas de réaction anormale.
Serpent ôta sa robe de désert et releva la manche courte de sa tunique.
— La seconde chose, la voici. La vaccination laisse une petite cicatrice comme celle-ci.
La guérisseuse alla d’un groupe à l’autre pour montrer à tous la marque de sa première immunisation contre le venin.
— Alors si quelqu’un désire que la cicatrice se trouve à un endroit moins visible, qu’on me le dise.
La vue de cette petite marque insignifiante tranquillisa tout le monde, même Ao, qui se contenta de marmonner sans conviction que les guérisseurs pouvaient supporter n’importe quel poison.
Grum se présenta et Serpent fut frappée par sa pâleur.
— Grum, qu’est-ce qui ne va pas ?
— C’est à cause du sang. Ce doit être ça. Je crains la vue du sang.
— Tu n’en verras pas, ou si peu ! Tu n’as qu’à bien te détendre.
Tout en parlant à Grum d’une voix apaisante, Serpent nettoya le bras de la vieille femme avec de la teinture d’iode. La pharmacie portative logée dans la sacoche aux serpents ne contenait plus qu’un flacon de désinfectant, mais ce serait suffisant. Elle en rachèterait à La Montagne. Serpent fit tomber une goutte de sérum sur le haut du bras de Grum et la fit pénétrer dans sa peau au moyen de l’inoculateur.
Grum tressaillit lorsqu’elle sentit pénétrer les pointes, mais sans changer de visage. Serpent mit l’inoculateur dans l’alcool et nettoya le bras de Grum une fois de plus.
— Et voilà !
Souriante, Grum se tourna vers Ao.
— Tu vois bien, vieille cloche, ce n’est rien.
— Nous attendons, dit Ao.
La matinée s’écoula sans heurts. Quelques enfants pleurèrent, mais c’était l’alcool qui leur faisait mal plus que les piqûres superficielles de l’inoculateur. Pauli, en aide bénévole, distrayait les petits par des histoires et des plaisanteries pendant que Serpent faisait son travail. Et une fois vaccinés, la plupart des enfants et bon nombre d’adultes restèrent là pour écouter Pauli.
Apparemment Ao et les autres récupérateurs étaient pleinement rassurés quand vint leur tour : le vaccin était sans danger car personne, jusque-là, n’était tombé raide mort après l’opération. Les caravaniers supportaient stoïquement les piqûres d’aiguille et la douleur cuisante provoquée par l’alcool.
— Plus de tétanos ? répéta Ao.
— Le vaccin vous protégera pendant une dizaine d’années. Ensuite il sera prudent de vous faire revacciner.
Serpent pressa l’inoculateur sur le bras d’Ao, puis essuya sa peau. Après un instant d’hésitation, le visage d’Ao perdit son expression lugubre pour s’épanouir, enfin, en un large sourire.
— Nous craignons le tétanos. Sale maladie. Lente. Douloureuse.
— Oui. Sais-tu quelle en est la cause ?
Ao mit un doigt sur la paume d’une main et fit le geste de percer cette main.
— Nous sommes prudents mais…
Serpent acquiesça. Elle n’était pas étonnée que les ramasseurs fussent exposés plus que quiconque à se blesser par perforation, étant donné leur travail. Mais Ao savait qu’il y avait entre la blessure et la maladie un lien de cause à effet ; c’eût été le rabaisser que de lui faire un cours sur ce sujet.
— Nous n’avons encore jamais vu de guérisseurs. Pas de ce côté du désert. Les gens qui nous viennent du Levant nous en ont parlé.
— Eh bien nous, nous sommes de la montagne, dit Serpent. Nous ne savons pas grand-chose sur le désert, c’est pourquoi nous sommes peu nombreux à venir par ici.
Ce n’était là qu’une partie de la vérité, mais qui la dispensait de longues explications.
— Personne avant toi ? Tu es la première ?
— C’est possible.
— Pourquoi es-tu venue ?
— J’étais curieuse. Je pensais pouvoir me rendre utile.
— Dis aux autres de venir aussi. C’est sans danger pour eux.
Mais soudain le visage raviné d’Ao s’assombrit.
— Oui, il y a des fous par ici. Mais pas plus qu’à la montagne. Il y a des fous partout.
— Je sais.
— Nous le trouverons un jour.
— Veux-tu faire quelque chose pour moi, Ao ?
— Tout ce que tu voudras.
— Le fou m’a pris mes cartes et mon journal. Je suppose qu’il gardera les cartes s’il est assez sain d’esprit pour s’en servir. Mais le journal n’a de valeur que pour moi. Il se peut qu’il le jette et que vous le trouviez, vous les ramasseurs.
— Nous te le garderons.
— C’est ce que j’espérais.
Elle décrivit son journal.
— Avant mon départ, dit-elle, je te donnerai une lettre pour le centre des guérisseurs dans les montagnes du Nord. Si une personne se rendant là-bas remettait le journal et la lettre à l’adresse indiquée, elle serait sûrement payée pour ce service.
— Nous ramassons beaucoup de choses, mais rarement des livres.
— Je n’ai guère d’espoir de retrouver mon journal, je ne me fais pas d’illusion. Le fou l’aura peut-être brûlé lorsqu’il se sera rendu compte que ça n’a pas de valeur.
L’idée de brûler ainsi du papier en parfait état fit grimacer le récupérateur.
— Nous chercherons bien.
— Merci.
Ao s’éloigna pour retrouver ses congénères.
Tandis que Pauli terminait l’histoire du crapaud et des trois rainettes, Serpent examina les enfants et fut heureuse de ne détecter aucune enflure ni rougeur annonçant une réaction allergique.
— Et c’est ainsi que le crapaud renonça pour toujours à grimper aux arbres, dit Pauli. L’histoire est terminée. Rentrez chez vous maintenant. Vous avez tous été très sages.
Ils partirent comme une volée de moineaux avec des hurlements et des coassements de grenouilles. Pauli soupira et se détendit.
— J’espère que les vraies grenouilles ne vont pas s’imaginer que le temps des amours est venu, car ce n’est pas la saison. Nous serions envahis, on les verrait sautiller partout.
— C’est à de tels risques qu’on s’expose lorsqu’on est artiste, dit Serpent.
— Artiste !
Pauli éclata de rire et commença à relever sa manche.
— Tu as un joli talent de ménestrel.
— De conteuse, peut-être. Pas de ménestrel.
— Pourquoi ?
— Je n’ai pas d’oreille, je ne sais pas chanter.
— La plupart des ménestrels que j’ai rencontrés ne savent pas composer une histoire. Tu as un don pour cela.
Serpent prépara son inoculateur et le plaça sur la peau veloutée de Pauli. Les minuscules aiguilles brillaient sur la goutte de vaccin à injecter.
— Es-tu sûre de ne pas regretter d’avoir une cicatrice à cet endroit ? dit soudain Serpent.
— Pourquoi pas ?
— Ta peau est si belle qu’il m’en coûte d’y faire une marque. Je crois que je t’envie un peu, dit la guérisseuse en montrant sa main couturée de cicatrices.
Pauli tapota la main de Serpent, et ce geste lui rappela celui de Grum : une caresse aussi douce, mais faite d’une main plus sûre et dont on sentait la force cachée.
— Ce sont des cicatrices dont tu peux être fière. Et je serai fière de celle que tu vas me faire. Quiconque la verra saura que j’ai rencontré une guérisseuse.
Non sans regrets, Serpent pressa les aiguilles sur le bras de Pauli.
Serpent passa l’après-midi à se reposer, comme faisait tout le monde en ces heures chaudes. Elle n’avait plus rien à faire après avoir écrit la lettre qu’elle devait remettre à Ao, pas de bagages à préparer. Il ne lui restait rien. Ecureuil n’aurait que sa selle à porter ; l’armature en était intacte et le cuir réparable. À part cela et les vêtements qu’elle portait, elle n’avait que la sacoche aux serpents contenant Brume, Sabre et la hideuse vipère des sables à la place que Sève aurait dû occuper.