Malgré la chaleur, Serpent baissa les rabats de la tente et libéra ses deux serpents. Brume se laissa couler hors de la sacoche tel un filet d’eau, la tête levée et le capuchon ouvert, projetant vivement sa langue pour goûter à l’odeur nouvelle de la tente. Sable, à son habitude, sortit sans se presser. En les regardant glisser dans la pénombre chaude, éclairés seulement par la faible lueur bleue de la lanterne bioluminescente qui luisait sur leurs écailles, Serpent se demanda ce qui serait arrivé si le fou avait saccagé son camp en sa présence. Si les serpents avaient été dans leurs logements, il aurait pu s’introduire dans la tente sans qu’elle s’en aperçût, car elle dormait lourdement, n’étant pas encore remise des effets de la piqûre de vipère. Le fou aurait pu l’assommer et faire tranquillement son travail. Vandalisme ou fouille méthodique ? Serpent continuait à trouver incompréhensible qu’une destruction aussi complète et systématique ne fût pas en fait une fouille en règle, incompréhensible, par conséquent, que ce fût l’œuvre d’un fou. Rien ne distinguait ses cartes de celles que possédaient la plupart des habitants du désert. Elle n’aurait pas demandé mieux que de les prêter à quiconque aurait voulu en faire des copies. C’était une chose essentielle mais qu’on pouvait aisément se procurer. Mais le journal ? Il n’avait de valeur que pour Serpent. Pour un peu elle aurait regretté que le fou n’ait pas saccagé son camp en sa présence ; sans doute aurait-il éventré la sacoche aux serpents, et ces derniers auraient mis le point final à sa carrière de vandale. Serpent se reprochait d’envisager pareille éventualité avec un certain plaisir, et pourtant tel était bien son sentiment.
Sable glissa sur ses genoux et s’enroula autour de son poignet, l’ornant d’un épais bracelet. Cette position lui allait mieux plusieurs années auparavant, lorsqu’il était petit. Quelques minutes plus tard, Brume s’enroula autour de la taille de Serpent d’où elle gagna ses épaules. En des temps meilleurs Sève aurait formé sur sa gorge un doux et vivant collier d’émeraudes.
— Ma petite Serpent, ce n’est pas dangereux ?
C’est à peine si Grum avait osé écarter les rabats d’entrée de la tente suffisamment pour y jeter un regard furtif.
— Ce n’est pas dangereux si tu n’as pas peur. Veux-tu que je les enferme ?
— Euh… non.
Elle entra de côté, soulevant les rabats de son épaule. Elle avait les mains pleines. Tandis que ses yeux s’habituaient à l’obscurité, elle restait figée.
— Ne t’inquiète pas, dit Serpent. Ils sont tous deux ici avec moi.
Clignant des paupières, Grum s’avança. Elle posa près de la selle une couverture, un porte-carte, une outre à eau, une petite marmite.
— Pauli est en train de réunir des provisions. Rien de tout cela ne compensera ce que tu as perdu, mais…
— Grum, je ne t’ai même pas encore payée pour la pension d’Ecureuil.
— Et tu ne me paieras pas, dit Grum en souriant. Je t’ai expliqué pourquoi.
— Ce n’est pas juste : tu me paies ce qui ne m’a rien coûté.
— Ne t’inquiète pas. Viens nous voir au printemps et tu admireras les petits poulains zébrés que ton poney aura engendrés. J’en ai comme qui dirait l’intuition.
— Alors je vais te payer ce matériel neuf.
— Non. Nous en avons discuté ensemble, et nous avons décidé de t’en faire cadeau. Pour te remercier.
En disant ces mots elle souleva son épaule gauche, qui devait lui faire mal sous l’effet du vaccin.
— Je ne voudrais pas paraître ingrate, dit Serpent, mais les guérisseurs vaccinent toujours gratuitement ; c’est un principe. Je n’ai rien fait pour personne puisque personne n’était malade.
— C’est vrai, mais si quelqu’un avait été malade, tu l’aurais soigné. C’est exact ?
— Oui, bien sûr, mais…
— Tu soignerais des personnes qui ne peuvent payer. Faut-il que nous soyons moins généreux ? Nous n’allons pas te laisser partir sans rien dans le désert.
— Mais je peux payer.
Elle transportait dans son sac des pièces d’or et d’argent.
— Serpent ! cria Grum qui, soudain renfrognée, oubliait son répertoire de petits mots affectueux. Les gens du désert ne volent pas, et ils n’acceptent pas qu’on vole leurs amis. Nous avons des torts envers toi. Laisse-nous notre honneur.
Serpent se rendit compte que Grum ne voulait absolument pas se faire payer et n’y avait jamais songé. Il était important pour elle que la guérisseuse accepte ses présents.
— Pardonne-moi, Grum. Merci.
Les chevaux étaient sellés, prêts pour le départ. Afin de ménager Ecureuil, Vive avait été chargée de la plus grande partie du matériel. En dépit de ses décorations et de sa ciselure raffinée, la selle de la jument était fonctionnelle. Elle était si bien adaptée à l’animal, si confortable et de si belle qualité que Serpent commença à se sentir moins gênée par sa magnificence.
Grum et Pauli étaient venues lui faire leurs adieux. Personne n’avait mal réagi au vaccin, elle pouvait donc partir la conscience tranquille. Elle serra tendrement les deux femmes dans ses bras. Grum, de ses lèvres douces, tièdes et parcheminées, l’embrassa sur la joue.
— Au revoir, murmura Grum tandis que Serpent montait sur la jument. Au revoir ! cria-t-elle plus fort.
— Au revoir.
— En cas de tempête, cria Grum, réfugie-toi dans une grotte. Ne perds pas de vue les jalons, ils abrégeront ton voyage jusqu’à La Montagne.
Souriante, Serpent chevauchait la jument sous les arbres d’été sans cesser d’entendre les ultimes conseils et avertissements de Grum sur les oasis, l’eau, l’orientation des dunes, la direction du vent, les différents procédés des caravaniers pour s’orienter dans le désert ; et sur les pistes, les routes et les auberges que Serpent rencontrerait dans les montagnes Centrales, cette haute chaîne séparant les parties ouest et est du désert. Ecureuil trottait aux côtés de Serpent sans souffrir de son sabot déferré.
La jument, bien reposée, bien nourrie, aurait volontiers galopé si Serpent ne lui avait imposé un petit trot tranquille. La route allait être longue.
Vive renâcla et Serpent, brusquement réveillée, faillit se heurter la tête sur le roc en surplomb. Il était midi ; dans son sommeil elle s’était reculée pour se blottir dans le seul coin encore à l’ombre.
— Qui est là ?
Personne ne répondit. D’ailleurs, qui aurait pu se trouver là pour répondre ? Entre l’oasis qu’elle venait de quitter et la seule autre oasis avant les montagnes, il y avait deux nuits de marche. Serpent devait donc passer la journée en plein désert, dans un endroit sans végétation, sans nourriture et sans eau.
— Je suis guérisseuse, cria-t-elle, non sans se sentir ridicule. Attention, mes serpents sont en liberté. Parle ou montre-toi ou fais un signal si tu veux que je les enferme.
Pas de réponse.
« Il n’y a personne par ici, pensa Serpent. Pour l’amour de Dieu, cesse d’imaginer qu’on te suit. Les fous ne vous suivent pas. Ils sont… fous, c’est tout. »
Elle se recoucha et essaya de se rendormir, mais elle se réveillait chaque fois qu’elle sentait sur elle les grains de sable chassés par le vent. Son malaise persista jusqu’au crépuscule, et c’est alors qu’elle se remit en route vers l’est.
Les chevaux avaient ralenti l’allure et Ecureuil recommençait à souffrir du pied parce qu’ils gravissaient une piste pierreuse de montagne. Serpent boitait légèrement car le changement d’altitude et de température affectait son genou droit. Mais elle était presque en vue de la vallée où s’abritait La Montagne : encore une heure de marche. Au début la piste avait été raide, mais ils approchaient du col et allaient bientôt franchir la crête de la chaîne orientale des montagnes Centrales. Serpent mit pied à terre pour laisser reposer Vive.