Tout en grattant Ecureuil sur le front tandis qu’il lui mordillait les poches, Serpent se retourna pour contempler le désert. L’horizon était obscurci par une légère brume de poussière, mais plus près d’elle les dunes noires renvoyaient la lueur rougeoyante du soleil en un moutonnement iridescent. Des vagues de chaleur produisaient une illusion de mouvement. Serpent se rappelait la description qu’un de ses professeurs lui avait faite de l’océan ; et c’est ainsi qu’elle se l’imaginait.
Elle était heureuse d’avoir quitté le désert. L’air était déjà plus frais ; herbes et buissons s’accrochaient obstinément au roc dans des crevasses pleines de riches cendres volcaniques. Plus bas le vent balayait les versants de la montagne, faisant voler sable, terre et cendre. À cette hauteur, des plantes résistantes poussaient dans les endroits abrités, mais sans beaucoup d’eau pour les y aider.
Serpent tourna le dos au désert et continua à monter à pied, accompagnée de ses deux chevaux. Ses bottes glissaient sur la pierre polie par les vents. Sa robe de désert étant devenue encombrante, elle l’ôta pour l’attacher derrière la selle. Son pantalon flottant et sa tunique à manches courtes battaient contre son torse et ses jambes. Le vent soufflait plus fort à l’approche du col, car cette entaille étroite dans le roc agissait comme une cheminée qui produisait un appel d’air sur la moindre brise. Dans quelques heures il ferait froid. Froid !… Ô volupté à peine imaginable.
Lorsqu’elle atteignit la crête, Serpent découvrit un autre monde. Elle voyait une verte vallée et il lui semblait avoir laissé derrière elle tous les malheurs du désert. Ecureuil et Vive levèrent tous deux la tête, reniflèrent, s’ébrouèrent ; ils flairaient de frais pâturages, des eaux vives, d’autres animaux.
La ville elle-même s’étendait de chaque côté de la voie principale, ses maisons de pierre groupées en terrasses creusées, noir sur noir, dans le flanc de la montagne.
Au-delà de la vallée s’élevait des pentes plus hautes que le col où se trouvait Serpent, versants sauvages tapissés de forêts et dominés par une chaîne altière de pics dépouillés.
Serpent aspira profondément l’air pur des sommets, puis se mit à descendre vers la ville.
Les gens de La Montagne, renommés pour leur beauté, avaient déjà rencontré des guérisseuses ou guérisseurs. La déférence qu’ils leur inspiraient se teintait d’admiration et de quelque méfiance ; mais ce n’était plus la peur que Serpent avait rencontrée dans le désert. La méfiance, ce n’était pas nouveau, ni après tout déraisonnable, car Brume et Sable pouvaient être dangereux pour toute autre personne que leur maîtresse. Tenant ses chevaux par la bride, Serpent suivait la rue de cailloutis, répondant par un sourire aux salutations respectueuses des Montagnards.
C’était l’heure de la fermeture des boutiques et de l’ouverture des tavernes. Dès le lendemain on ferait appel à la guérisseuse mais elle espérait pouvoir jouir cette nuit-là, après un bon dîner arrosé de vin, d’un repos confortable dans une chambre d’auberge. Le désert l’avait rompue. Si quelqu’un la demandait à cette heure tardive, ce serait pour un cas grave. Serpent espérait qu’aucun Montagnard ne choisirait cette nuit-là pour être mourant.
Elle laissa ses chevaux devant une boutique encore ouverte pour y acheter une chemise et un pantalon neufs ; trop fatiguée pour les essayer, elle s’en remit à l’avis de la marchande pour le choix, fût-il approximatif, de la bonne taille.
— Ne vous inquiétez pas, dit la boutiquière, je pourrai faire des retouches si nécessaire, ou même vous échanger la marchandise ; je ferai ça pour une guérisseuse.
— Ça ira très bien, merci.
Serpent vit ensuite une pharmacie au coin d’une rue. Sa propriétaire était en train de fermer.
La pharmacienne se retourna avec un sourire empreint de résignation, qui tourna à la surprise lorsqu’elle vit Serpent et sa sacoche à serpents.
— Une guérisseuse ! Entrez donc. Que désirez-vous ?
— De l’aspirine et de la teinture d’iode, dit Serpent.
— Certainement. Je fabrique l’aspirine moi-même. Quant à l’iode, je prends soin de la purifier après livraison. Mes produits sont de bonne qualité. Voilà longtemps que nous n’avons pas vu de guérisseuse à La Montagne, dit la pharmacienne tout en servant Serpent.
— Les habitants de cette ville sont renommés pour leur santé et leur beauté, dit Serpent, persuadée que ce n’était pas un vain compliment. Et vous êtes bien approvisionnée, ajouta-t-elle en jetant autour d’elle un regard rapide. Je suppose que vous pouvez satisfaire presque tous les besoins.
Sur certaines étagères, Serpent voyait de ces antalgiques puissants qui terrassent le malade, affaiblissent l’organisme au lieu de le fortifier. Comme elle aurait eu honte d’en acheter parce que cela lui rappelait cette mort de Sève qu’elle voulait oublier, elle détourna les yeux. Et pourtant il faudrait qu’elle ait recours à ces drogues si l’état critique d’un habitant de La Montagne l’exigeait.
— Nous nous en tirons assez bien, dit la pharmacienne. Où comptez-vous loger ? Puis-je vous envoyer des gens ?
— Bien sûr.
Serpent indiqua l’auberge que Grum lui avait recommandée, paya et quitta la boutique avec la pharmacienne, qui prit une autre direction. Restée seule, la guérisseuse descendit la rue.
Soudain elle devina du coin de l’œil, une forme au long vêtement flottant. Pivotant sur elle-même, elle se tapit, prête à la riposte. Vive renâcla et fit un écart. La forme inquiétante s’immobilisa.
Serpent, embarrassée, se redressa. La personne s’avançait vers elle, enveloppée d’un manteau dont le capuchon lui cachait le visage. Ce n’était pas la robe qu’on porte dans le désert, et cet homme n’était pas un fou.
— Puis-je vous parler un moment, guérisseuse ? dit une voix hésitante.
— Bien sûr.
Puisqu’il n’avait pas fait de remarque sur la réaction inhabituelle de la guérisseuse, elle pouvait de son côté se dispenser de s’en expliquer.
— Je m’appelle Gabriel. Mon père est maire de cette ville. Je suis chargé de vous offrir l’hospitalité dans sa résidence.
— C’est très aimable à vous. Je pensais descendre à l’auberge.
— C’est une excellente auberge et ce serait un honneur pour l’aubergiste que de vous y accueillir. Mais nous pensons, mon père et moi-même, que ce serait déshonorer La Montagne que de ne pas vous offrir ce que cette ville a de meilleur.
— Merci.
Serpent n’en demandait pas tant, mais devant la générosité et l’hospitalité que lui valait sa condition de guérisseuse, elle se sentait gagnée par un sentiment de reconnaissance.
— J’accepte votre invitation. Mais il faudrait que je laisse un message à l’auberge. La pharmacienne m’a dit qu’elle pourrait bien y envoyer des gens pour moi.
Gabriel jeta un regard sur la jeune femme. Bien que son visage fût masqué par son capuchon, elle crut deviner qu’il souriait.
— Avant minuit toute la vallée saura où vous trouver.
Sous la conduite de Gabriel, la guérisseuse suivait des rues qui épousaient les contours de la montagne ; les maisons d’un étage étaient construites en pierre noire du pays. Sabots et bottes résonnaient bruyamment sur la chaussée de cailloutis et les deux versants de la vallée s’en renvoyaient l’écho. La rue cessa d’être bordée de maisons et elle s’élargit en une route pavée que seul un épais mur d’un mètre de haut séparait d’un à-pic plongeant vers le fond de la vallée.