— En temps normal, c’est mon père lui-même qui vous aurait accueillie.
Ce regret s’exprimait sur un ton hésitant. Gabriel semblait tâtonner pour dire une chose qu’il ne savait comment formuler.
— Je ne suis pas habituée à être accueillie par des dignitaires.
— Je tiens à ce que vous sachiez que nous vous aurions invitée sous notre toit de toute façon, même si…
— Je comprends. Votre père est malade.
— Oui.
— Je ne vois pas pourquoi on hésiterait à faire appel à moi. Après tout c’est mon métier. Et si je suis logée gratuitement, c’est un avantage inattendu.
Serpent ne voyait toujours pas le visage de Gabriel, mais sa voix avait cessé d’être tendue.
— Je voulais que vous sachiez que nous ne sommes pas de ces gens qui ne donnent qu’à la condition d’être payés de retour.
Ils poursuivirent leur marche en silence. La route s’incurvait autour d’un affleurement rocheux qui leur avait bouché la vue jusqu’alors et Serpent découvrit la résidence du maire. C’était un haut édifice à large façade, bâti sur un escarpement. La pierre noire du pays était égayée par d’étroites bandes blanches juste au-dessous du toit, qui était muni d’une batterie de brillants panneaux solaires vers l’est et le midi. Les fenêtres des pièces supérieures étaient de formidables baies curvilignes aménagées dans les tours rondes qui flanquaient le corps du bâtiment. Eclairées de l’intérieur, elles étaient sans faille apparente. En dépit de la magnificence de ses fenêtres et de ses hautes portes de bois sculptées, cette résidence tenait de la forteresse autant que du château pittoresque. Pas de fenêtres au premier, des portes d’aspect solide et lourd. Un second affleurement protégeait l’autre extrémité de l’édifice. L’escarpement sur lequel il était construit était moins raide et moins haut que l’endroit où se tenait Serpent ; le tout était précédé d’une cour pavée et d’un sentier éclairé conduisant aux écuries et à un petit herbage.
— Très imposant, dit Serpent.
— La propriété appartient à la ville, mais mon père l’habitait dès avant ma naissance.
Ils repartirent sur la route empierrée.
— Parlez-moi de la maladie de votre père.
Ce ne pouvait pas être bien grave, sinon Gabriel eût paru beaucoup plus soucieux.
— Un accident de chasse. Un de ses amis lui a percé la jambe de sa lance. Il ne veut même pas admettre que la plaie s’est infectée. Il craint qu’on ne l’ampute.
— Comment est la plaie ?
— Je l’ignore. Il ne veut pas me la montrer. Il refuse même de me voir depuis hier.
Il parlait avec une tristesse résignée.
Serpent jeta sur lui un regard. Elle était inquiète car si le malade était têtu et paniqué au point de préférer souffrir le martyre, l’infection pouvait très bien être assez importante pour avoir détruit les tissus.
— Je déteste les amputations, dit la guérisseuse en toute sincérité. Vous auriez peine à me croire si je vous disais ce qu’il m’est arrivé de faire pour les éviter.
À l’entrée de la résidence, Gabriel lança un appel et les lourds vantaux de la porte s’ouvrirent. Il dit un mot aimable au domestique qui les accueillit et lui demanda de conduire à l’écurie les chevaux de la guérisseuse.
Le hall d’entrée était une pièce de pierre noire polie qui reflétait les silhouettes mouvantes en images floues. Il y faisait assez sombre faute de fenêtres, mais un second domestique s’empressa d’allumer les lampes à gaz. Gabriel posa le sac de couchage de Serpent sur le sol, rejeta son capuchon en arrière et laissa son manteau glisser de ses épaules. Les murs brillants renvoyaient de son visage une image déformée.
— Vous pouvez laisser vos bagages ici, quelqu’un vous les montera.
Le mot « bagages » pour désigner son sac de couchage parut comique à la jeune femme ; il aurait plutôt convenu à une riche marchande sur le point de partir en voyage pour renouveler ses stocks.
Gabriel se tourna vers elle. Voyant son visage pour la première fois, elle en fut saisie. Les Montagnards étaient très conscients de leur beauté, si bien qu’en voyant ce jeune homme tout emmitouflé, Serpent s’était demandé s’il ne voulait pas cacher un physique ingrat, une cicatrice ou une difformité. Elle s’attendait à cela. Mais en fait Gabriel était l’être le plus beau qu’elle eût jamais vu. Il était solidement bâti et bien proportionné. Son visage était assez carré, sans être taillé à coups de serpe comme celui d’Arevin ; il paraissait plus vulnérable, plus transparent. Il s’approcha et elle vit que ses yeux étaient d’un bleu éclatant, un bleu extraordinaire. Le hâle de sa peau imitait le ton de sa chevelure blond foncé. Serpent n’aurait su dire pourquoi il était si beau. Symétrie des traits, harmonie du visage, perfection de la peau, qualités moins aisément définissables, tout cela réuni et davantage encore ? C’était une beauté à vous couper le souffle.
Serpent lut dans son regard interrogateur qu’il pensait qu’elle allait aussi se séparer de sa sacoche de cuir. Il ne paraissait pas remarquer l’effet qu’il produisait sur elle.
— Ce sac contient mes serpents, dit-elle. Je les garde avec moi.
— Oh, dit-il, je regrette, et il se mit à rougir, le sang lui montant de la gorge pour empourprer ses joues. J’aurais dû m’en douter…
— Aucune importance. Je pense qu’il est urgent que j’examine votre père.
— Naturellement.
Ils montèrent un escalier à vaste spirale, dont les massives marches de pierre étaient arrondies aux angles par le temps et l’usure.
Serpent n’avait encore jamais rencontré une personne d’une telle beauté qui fût si sensible aux critiques, surtout involontaires. Les êtres à la séduction irrésistible dégagent une aura de confiance en soi et d’assurance qui confine parfois à l’arrogance. D’autre part Gabriel paraissait extrêmement vulnérable. Serpent se demandait ce qui avait pu motiver ce comportement.
Grâce à l’épaisseur de leurs murs, les bâtiments des villes de montagne assuraient à leurs occupants une température relativement égale. Après un si long séjour dans le désert, Serpent appréciait la fraîcheur de ce lieu. Elle savait que son étape à cheval l’avait imprégnée de sueur et de poussière, mais elle ne sentait pas la fatigue. La sacoche de cuir ne lui semblait pas trop lourde. Elle espérait que ce serait un cas banal d’infection. Hormis l’éventualité d’une amputation rendue nécessaire par la gravité de la blessure, il n’y avait guère de complications à craindre et les risques de mort étaient infimes. Elle était heureuse de penser qu’elle n’aurait probablement pas à affronter, déjà, la perte d’un nouveau patient.
À la suite de Gabriel, elle monta l’escalier en spirale. Le jeune homme ne ralentit même pas en haut des marches, mais Serpent s’arrêta pour promener son regard subjugué autour de l’immense pièce où ils se trouvaient. Sa haute baie gris fumé s’incurvant au sommet de la tour offrait une vue spectaculaire sur la vallée entière éclairée par le crépuscule. Cette vue était la raison d’être de cette salle et l’on avait pris soin d’en exclure tout mobilier qui aurait pu en gâcher l’effet ; seuls l’ornaient quelques larges poufs de couleur neutre. La pièce était à deux niveaux ; un demi-cercle supérieur contre le mur, auquel menait l’escalier, et un autre plus vaste, en bas, au niveau de la fenêtre.
Serpent entendit un hurlement furieux, qui fut suivi de l’irruption d’un vieil homme. Se cognant contre Gabriel il faillit le faire tomber. Les deux hommes s’accrochèrent l’un à l’autre pour s’empêcher mutuellement de perdre l’équilibre, puis se regardèrent gravement sans paraître apprécier l’humour de la situation.