— Comment va-t-il ? demanda Gabriel.
— Plus mal. Est-ce… ? dit le vieil homme après avoir jeté un regard sur Serpent.
— Oui, j’ai ramené la guérisseuse. Brian est l’intendant de mon père, ajouta-t-il en manière de présentation. Il est seul à pouvoir approcher mon père.
— Non, dit Brian, écartant de son front une mèche d’épais cheveux blancs. Il refuse de me montrer sa jambe. Il en souffre à tel point qu’il a mis un oreiller sous les couvertures pour les écarter de son pied. Votre père est un homme têtu, monsieur.
— À qui le dites-vous !
— Cessez ce chahut là-bas, cria le malade. Est-ce que vous ne respectez rien ? Sortez de mes appartements !
Gabriel se redressa et regarda Brian.
— Entrons, dit-il.
— Pas moi, monsieur. Il m’a ordonné de sortir. Il m’a dit de ne pas revenir avant qu’il m’appelle… s’il m’appelle.
Le vieil homme avait l’air découragé.
— Ça ne fait rien. Il ne dit pas ça sérieusement. Il ne te ferait pas de mal.
— Vous le croyez vraiment, monsieur ? Qu’il ne veut pas faire de mal ?
— Pas à toi. Tu lui es indispensable. Moi non.
— Gabriel… dit le vieillard, cessant d’affecter une attitude servile.
— Ne t’éloigne pas, dit le jeune homme d’un ton léger. Il ne va probablement pas tarder à te demander.
Gabriel entra dans la chambre de son père.
Serpent le suivit. Ses yeux s’habituèrent lentement à l’obscurité de cette vaste pièce aux rideaux fermés, sans aucun éclairage.
— Bonjour, père.
— Sors d’ici. Je t’ai dit de ne pas m’importuner.
— J’ai amené une guérisseuse.
Comme tous ses concitoyens le père de Gabriel était beau. Serpent devait l’admettre, en dépit des rides qui, sous l’effet de l’anxiété, sillonnaient son puissant visage. Il avait le teint pâle, les yeux noirs, des cheveux noirs ébouriffés par son séjour au lit. S’il avait été en bonne santé, c’eût été un personnage imposant, avec toutes les apparences du parfait meneur d’hommes. Sa beauté était tout à fait différente de celle de son fils, et c’était une beauté pour laquelle Serpent n’éprouvait aucune attirance.
— Je n’ai pas besoin de guérisseuse. Sors d’ici. Appelle Brian.
— Tu lui as fait peur et tu l’as blessé, père.
— Appelle-le.
— Il viendrait si je l’appelais, mais ne peut rien pour toi. La guérisseuse, oui. Je t’en prie…
La voix de Gabriel prenait une note de désespoir.
— Gabriel, veuillez allumer les lampes, dit Serpent.
Elle s’avança pour se placer au chevet du malade, qui détourna les yeux de la lumière. Ses paupières étaient enflées, ses yeux injectés de sang. Il remuait seulement la tête.
— Votre état va s’aggraver, dit la jeune femme avec douceur. Vous finirez par ne plus oser faire le moindre mouvement. Et finalement vous en serez incapable parce que trop affaibli par votre blessure. Ce sera comme un poison et vous en mourrez.
— Cela vous va bien de parler de poison !
— Je m’appelle Serpent. Je suis guérisseuse. Je ne fais pas commerce de poisons.
Le maire ne réagit pas en entendant ce nom symbolique. Au contraire, son fils se tourna vers la guérisseuse avec un respect accru, presque religieux.
— Les serpents ! lança le malade avec hargne.
Serpent n’était pas d’humeur à gaspiller son énergie en discussions pour tenter de le convaincre. Se plaçant au pied du lit elle écarta les couvertures pour examiner la jambe du patient. Il voulut s’asseoir, protesta, puis se recoucha brusquement, respirant péniblement, le visage livide et luisant de sueur.
Gabriel s’approcha.
— Vous feriez mieux de rester avec lui, dit la guérisseuse.
L’infection dégageait une odeur écœurante.
C’était une vilaine blessure, qui avait commencé à se gangrener. Les chairs étaient enflées, striées de lignes rouges jusqu’aux cuisses sous l’effet de l’inflammation. Encore quelques jours et les tissus détruits tourneraient au noir ; il ne resterait plus alors qu’à amputer la jambe.
L’odeur était devenue nauséabonde. Gabriel paraissait plus pâle que son père.
— Vous n’êtes pas forcé de rester, dit Serpent.
— Je…
Le jeune homme avala sa salive, et dit enfin :
— Je peux rester, ça va.
Serpent remit les couvertures en place, prenant soin d’éviter toute pression sur le pied enflé. Le problème n’était pas de guérir le maire, mais de mater son agressivité défensive.
— Pouvez-vous faire quelque chose ? demanda Gabriel.
— Mêle-toi de tes affaires, dit le maire.
Gabriel baissa les yeux. Serpent crut lire dans son regard un sentiment difficilement déchiffrable auquel son père parut indifférent, mélange de résignation, de chagrin et d’absence totale de colère. Il alla s’occuper de régler les lampes à gaz.
Assise au bord du lit, Serpent tâta le front du malade. Comme prévu, il avait une forte température. Il se détourna.
— Ne me regardez pas, dit-il.
— Vous pouvez feindre de m’ignorer, et même m’ordonner de partir. Mais votre infection ne disparaîtra pas pour autant même si vous lui en donnez l’ordre.
— Vous n’allez pas me couper la jambe, dit le maire, détachant les mots, d’une voix neutre.
— Je n’en ai pas l’intention. Ce n’est pas nécessaire.
— Je n’ai besoin que de Brian pour la nettoyer.
— Il ne va pas supprimer votre gangrène.
Serpent commençait à s’irriter d’un tel enfantillage. S’il avait déraisonné sous l’effet de la fièvre, elle aurait fait preuve d’une patience infinie ; s’il avait été condamné, elle aurait compris qu’il répugnât à accepter l’inévitable. Mais ce n’était pas le cas. Habitué à voir tout plier à sa volonté, sans doute était-il incapable d’accepter les revers de fortune.
— Père, écoute-la, je t’en prie.
— Pas d’hypocrisie. Tu serais bien content que je meure.
Pâle comme un linge, Gabriel resta figé quelques secondes puis, lentement, fit demi-tour et sortit.
Serpent se dressa.
— C’est odieux ! dit-elle. Comment avez-vous pu lui dire une chose pareille ? Il veut que vous viviez, cela saute aux yeux. Il vous aime.
— Je n’ai que faire de son amour ni de votre pharmacopée.
Serrant les poings. Serpent sortit à son tour.
Elle trouva Gabriel assis dans la tour face à la fenêtre. Elle prit place à côté de lui.
— Il n’a pas dit ça sérieusement, dit Gabriel, la voix tendue par l’humiliation. En réalité…
Il s’inclina, se cachant le visage dans les mains, et éclata en sanglots. Serpent l’entoura de ses bras et essaya de le consoler, le serrant contre elle, tapotant ses puissantes épaules, caressant sa douce chevelure. Quelle que fût la source de l’animosité du maire à son égard, Serpent était persuadée qu’elle ne provenait pas d’un sentiment de haine ou de jalousie chez le jeune homme.
Il s’essuya le visage sur sa manche.
— Merci, dit-il. Je suis désolé. Lorsqu’il se conduit ainsi avec moi…
— Gabriel, ton père a-t-il des antécédents d’instabilité ?
Le jeune homme parut un instant intrigué. Puis il éclata d’un rire changé d’amertume.
— Vous voulez parler de son état mental. Non, il est tout à fait sain d’esprit. C’est une affaire personnelle entre nous. Je suppose… Il doit parfois désirer ma mort afin de pouvoir adopter un fils aîné plus présentable ou en engendrer un lui-même. Mais il se refuse à prendre une nouvelle partenaire. Il n’a peut-être pas tort. Peut-être m’arrive-t-il aussi de souhaiter sa mort.