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— Tu le crois vraiment ?

— Je ne veux pas le croire.

— Et moi je n’en crois rien.

Il regarda la jeune femme et ébaucha ce qu’elle s’attendait à voir s’épanouir en un sourire éclatant, mais il reprit son air grave.

— Qu’arrivera-t-il si l’on ne fait rien ?

— Dans un jour ou deux il sera sans connaissance. Il faudra alors soit lui couper la jambe contre son gré, soit le laisser mourir.

— Ne pouvez-vous le soigner dès maintenant sans son consentement ?

Serpent eût préféré pouvoir lui donner une réponse plus conforme à ses désirs.

— Gabriel, il m’en coûte de te répondre non : si ton père tombait dans le coma sans avoir cessé de refuser mes soins, il me faudrait le laisser mourir. Tu dis toi-même qu’il est sain d’esprit. Je n’ai pas le droit d’aller à rencontre de ses désirs, même s’ils ont pour conséquence la perte stupide d’une vie humaine.

— Mais vous pourriez lui sauver la vie ?

— Oui, mais cette vie lui appartient.

Gabriel se frotta les yeux du revers de la main, en un geste d’extrême lassitude.

— Je vais lui parler.

Serpent le suivit, mais elle accepta de rester derrière la porte du malade. Le jeune homme avait du courage. Quelles que pussent être les faiblesses que son père lui reprochait – et qu’il reconnaissait, semblait-il – on ne pouvait nier qu’il fût courageux. Et pourtant il faisait montre, sur un autre plan, d’une certaine lâcheté, sinon pourquoi se serait-il laissé insulter ainsi sans réagir ? Serpent n’aurait jamais supporté, pensait-elle, pareille situation ; c’était inimaginable. Les liens l’unissant à ses camarades guérisseurs qui lui tenaient lieu de famille lui avaient semblé aussi puissants que pouvaient l’être les liens du sang, mais pourtant ces derniers étaient peut-être plus contraignants.

Serpent n’eut aucun scrupule à écouter les deux hommes.

— Je te demande de te laisser soigner, père.

— Personne ne peut plus rien pour moi. C’est trop tard.

— Tu n’as que quarante-neuf ans. Tu peux encore rencontrer une femme que tu aimerais comme tu as aimé ma mère.

— Aie le tact de ne pas parler de ta mère.

— Si, je veux en parler maintenant. Je ne l’ai pas connue mais je suis pour une moitié la chair de sa chair. Je regrette de t’avoir déçu. J’ai décidé de partir. Au bout de quelques mois tu pourras dire… non, dans quelques mois un messager viendra t’annoncer ma mort, et jamais tu ne sauras si c’est une fausse nouvelle.

Le maire ne répondit pas.

— Que veux-tu que je dise de plus ? Que je regrette de n’être pas parti plus tôt ? Eh bien, je le regrette.

— Voilà une chose que tu m’avais épargnée jusqu’ici. Tu es têtu, tu es insolent, mais jamais encore tu ne m’avais menti.

Il se fit un long silence. Serpent allait entrer lorsque Gabriel prit la parole.

— J’espérais pouvoir me racheter. Je pensais que si je pouvais me rendre assez utile…

— Je dois penser à la famille. Et à la ville. Quoi qu’il arrive tu seras toujours mon fils aîné, même si tu n’es plus mon fils unique. Je ne pourrais pas te renier sans t’infliger une humiliation publique.

Serpent fut surprise de déceler une note de pitié dans la rude voix du père.

— Je sais. Je comprends maintenant. Mais ta mort n’arrangerait rien.

— Vas-tu mettre tes projets à exécution ?

— Je le jure.

— Très bien. Fais entrer la guérisseuse.

Si Serpent n’avait pas fait le serment de soigner les blessés ou les malades, peut-être eût-elle quitté le château sur-le-champ. Jamais elle n’avait vu deux êtres, un père et un fils en l’occurrence, se rejeter ainsi mutuellement par une décision de froide raison. Gabriel la fit entrer et elle s’avança en silence vers le malade.

— J’ai changé d’avis, dit-il. Si vous consentez toujours à me soigner, ajouta-t-il, comme conscient de l’arrogance de son accueil.

— J’accepte, dit Serpent, et elle quitta la pièce.

Gabriel, inquiet, la suivit.

— Quelque-chose ne va pas ? dit-il. Vous n’avez pas changé d’avis ?

Gabriel paraissait calme, nullement affligé. Serpent s’arrêta.

— J’ai promis de le soigner, et je le soignerai. Il me faut une chambre et un délai de quelques heures avant de pouvoir le traiter.

— Nous vous donnerons tout ce qu’il vous faudra.

Il lui fit traverser toute la largeur du château jusqu’à sa tour sud. Au lieu de ne contenir qu’une seule grande salle imposante, elle était divisée en plusieurs petites pièces, moins impressionnantes et plus intimes que les appartements du maire. La chambre de Serpent occupait une section de la circonférence de la tour. Derrière les chambres d’hôte se trouvait une salle de bains commune entourée par le vestibule circulaire.

— C’est bientôt l’heure du souper, dit Gabriel en lui montrant sa chambre. Voulez-vous partager ce repas avec moi ?

— Non, merci. Une autre fois.

— Voulez-vous que je vous fasse monter quelque-chose ?

— Non. Revenez dans trois heures, c’est tout.

Ce n’était pas le moment de s’inquiéter des problèmes de ce garçon, Serpent devant se concentrer sur le traitement qu’elle allait faire subir à son père. Distraitement, elle lui donna quelques instructions sur ce qu’il faudrait préparer dans la chambre du malade. En raison de la gravité de l’infection il fallait s’attendre à un travail peu ragoûtant. Mais Gabriel ne partait pas.

— Il souffre terriblement, dit-il. N’avez-vous rien pour calmer la douleur ?

— Non. Mais ça ne lui ferait pas de mal de le soûler.

— Le soûler ? Bien, je vais essayer. Mais je pense que ça ne servira à rien. Je ne l’ai jamais vu terrassé par la boisson.

— La vertu analgésique de l’alcool est secondaire. Il favorise la circulation.

— Oh !

Lorsque Gabriel fut parti, Serpent administra à Sable un médicament destiné à l’élaboration d’une antitoxine contre la gangrène. Le venin modifié contiendrait son propre anesthésique local, mais il n’agirait guère qu’une fois la plaie assainie et la circulation désentravée. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’elle allait lui faire du mal ; pourtant elle le regretterait moins que dans le cas d’autres malades qu’elle avait dû faire souffrir.

Elle enleva ses bottes et ses vêtements souillés par la poussière du désert car ils avaient bien besoin d’être aérés. La personne qui avait monté son sac de couchage en avait détaché sa chemise et son pantalon neufs pour les étaler à côté. Elle aurait plaisir à retrouver ce style de vêtements mais il leur faudrait longtemps pour que l’usure les rende aussi confortables que les effets détruits par le fou.

La salle de bains était éclairée d’une lumière douce par les lampes à gaz. La plupart des maisons de cette importance avaient leurs propres générateurs de méthane. Qu’ils fussent individuels ou collectifs, ces appareils étaient alimentés par les ordures ménagères qui servaient de base à la production bactérienne de combustible. Avec son générateur et les panneaux solaires du toit, le château produisait au minimum toute l’énergie qui lui était nécessaire. Il disposait même sans doute d’un excédent permettant d’alimenter une pompe à chaleur. En temps de canicule estivale assez forte pour rendre insuffisante l’isolation thermique assurée par la pierre, la maison pouvait être rafraîchie. Le centre des guérisseurs jouissait de commodités comparables, et Serpent n’était pas fâchée de retrouver ce confort. Elle remplit d’eau chaude une vaste bassine et s’y baigna voluptueusement. Même le savon était un progrès par rapport au sable noir, mais elle ne put s’empêcher de rire en constatant que la serviette de bain sentait la menthe poivrée.