Trois heures s’écoulèrent lentement tandis qu’agissait le médicament administré à Sable. Serpent était étendue tout habillée mais nu-pieds, bien éveillée lorsque Gabriel frappa à la porte. Elle s’assit et, tenant Sable d’une main douce, derrière la tête, elle le laissa s’enrouler autour de son poignet et de son bras.
— Entrez, dit-elle.
Le jeune homme regarda le serpent d’un air méfiant. Sa fascination l’emportait sur une anxiété manifeste.
— Je l’empêcherai d’attaquer, dit Serpent.
— Je me demandais quel effet ça peut faire de toucher ces animaux.
Serpent tendit le bras vers lui et il caressa les écailles lisses de Sable aux motifs réguliers. Il retira sa main sans commentaire.
Dans la chambre du maire, Brian, l’air moins déprimé, était heureux de pouvoir à nouveau s’occuper de son maître. Le maire avait le vin triste, il pleurnichait. Lorsque Serpent s’approcha de lui, il geignait presque mélodieusement tandis que de grosses larmes glissaient sur ses joues. Il cessa de gémir à la vue de la guérisseuse. Elle se plaça au pied de son lit. Il l’observait d’un air effrayé.
— Combien a-t-il bu ?
— Il a bu de tout son soûl, dit Gabriel.
— Il serait tout de même préférable qu’il soit inconscient dit Serpent, prise de pitié.
— Je l’ai vu boire jusqu’à l’aube avec les conseillers municipaux, mais sans jamais flancher.
Le maire les regarda en louchant de ses yeux larmoyants.
— Je ne veux plus de brandy, dit-il. Je n’en veux plus.
Il parlait avec force en dépit d’un léger bredouillement.
— Si je suis éveillé, ajouta-t-il, tu ne pourras pas me couper la jambe.
— Très juste. Alors restez éveillé.
Son regard se riva sur Sable, sur ses yeux fixes et sa langue jaillissante, et il se mit à trembler.
— Trouve autre chose, dit-il. Il doit bien y avoir un autre moyen.
— Vous mettez ma patience à bout, dit Serpent. Elle savait qu’elle ne tarderait pas à éclater ou, pire encore, à pleurer au souvenir de la mort de Jesse. Elle aurait tant aimé pouvoir venir en aide à cette femme tandis qu’il lui serait si facile de soigner le maire.
Il gisait sur le dos. Serpent sentait qu’il tremblait encore, mais du moins il se taisait. Gabriel et Brian se tenaient de chaque côté de lui. La guérisseuse déborda le pied du lit et plaça les couvertures sur les genoux du patient pour l’empêcher de voir ses jambes.
— Je veux voir, murmura-t-il.
Sa jambe était enflée et violacée.
— Pas question, dit Serpent. Brian, veuillez ouvrir les fenêtres.
Le vieux domestique s’exécuta avec empressement. Il tira les rideaux et ouvrit des panneaux de la baie vitrée sur la nuit ténébreuse. Un air frais et pur envahit la pièce.
— Lorsque Sable vous mordra, dit Serpent, vous sentirez une douleur aiguë. Puis un engourdissement de la région entourant la morsure. Ce sera juste au-dessus de la plaie. La sensation d’engourdissement s’étendra lentement parce que votre circulation est presque arrêtée. Mais une fois qu’elle se sera propagée, je ferai suppurer la plaie. Ensuite l’antitoxine agira plus efficacement.
Les joues congestionnées du malade pâlirent. Il ne dit rien. Brian porta un verre à ses lèvres et il but avidement. Il reprit ses couleurs.
C’est ainsi, pensa Serpent, à certains malades il faut tout dire, à d’autres tout cacher. Elle lança à Brian un linge propre.
— Imbibez cela de brandy et collez-le-lui sur le nez et la bouche. Vous pouvez, vous et Gabriel, faire de même si vous voulez. Ce ne sera pas agréable. Et buvez tous les deux une bonne gorgée chacun. Ensuite maintenez-le doucement par les épaules. Empêchez-le de s’asseoir brusquement ; ça ferait peur au serpent.
— Oui, guérisseuse, dit Brian.
Serpent nettoya la peau du patient au-dessus de la plaie profonde du mollet.
« Il peut s’estimer heureux de ne pas avoir le tétanos par-dessus le marché », pensa-t-elle en songeant à Ao et à sa bande de récupérateurs. Des guérisseurs passaient de temps en temps à La Montagne, moins souvent pourtant que par le passé. Peut-être le maire s’était-il fait vacciner lorsqu’il avait su qu’un serpent n’était pas nécessaire.
Serpent détacha Sable de son bras et le tint derrière le renflement de sa mâchoire, le laissant projeter sa langue vers la peau décolorée du malade tout en se lovant sur le lit en un épais rouleau. Lorsque Serpent le jugea bien placé, elle lui lâcha la tête.
Il frappa.
Le maire poussa un cri.
Sable ne mordit qu’une fois, et en une détente si rapide qu’on put à peine le voir bouger. Mais le maire ne s’y trompa pas. Il était repris d’un violent tremblement. Un sang noir mêlé de pus suintait des deux petites perforations de la morsure.
La fin de l’opération n’était plus pour Serpent qu’une besogne courante, peu appétissante, dans une atmosphère empestée. Elle ouvrit la plaie et la laissa suppurer. La jeune femme espérait que le maire n’avait pas pris un repas trop copieux car il semblait prêt à vomir en dépit du linge imbibé de brandy qu’il appliquait sur son visage. Brian se tenait stoïquement aux côtés de son maître, l’apaisant et l’empêchant de remuer.
Lorsque la guérisseuse eut terminé, l’enflure de la jambe avait diminué considérablement. Il serait rétabli dans quelques semaines.
— Brian, venez ici, s’il vous plaît.
Le vieil homme s’exécuta non sans hésitation, mais parut se détendre lorsqu’il vit la jambe de son maître.
— La plaie a meilleur aspect, dit-il ; c’est déjà mieux que la dernière fois qu’il m’a permis de la regarder.
— Bien. Elle va continuer à suppurer, il faut donc qu’elle soit constamment nettoyée.
Elle montra à l’intendant comment panser la blessure. Il fit venir une jeune domestique pour lui faire enlever les linges souillés ; dès lors la puanteur de l’infection et de la chair putréfiée ne tarda pas à se dissiper. Assis sur le lit, Gabriel épongeait le front de son père. Le linge imprégné de brandy était tombé de son visage, et il ne s’était pas donné la peine de le ramasser. Il n’était plus aussi pâle.
Serpent fit glisser Sable sur ses épaules.
— Si la plaie lui fait très mal ou si sa température remonte – s’il se produit un changement quelconque qui ne soit pas une amélioration – appelez-moi. Sinon je l’examinerai demain matin.
— Merci, guérisseuse, dit Brian.
Serpent eut un moment d’hésitation en passant devant Gabriel ; mais il garda les yeux baissés. Son père était immobile, respirant péniblement ; il paraissait avoir succombé au sommeil.
Serpent haussa les épaules et quitta la tour du maire pour regagner sa chambre. Après avoir remis Sable dans son logement, elle descendit et trouva les cuisines. Une des innombrables domestiques de la maison lui servit à souper, puis elle alla se coucher.
6
Le lendemain matin, le maire se sentait mieux. Brian, manifestement, était resté auprès de lui toute la nuit. Il avait fait ses quatre volontés – pas tout à fait de bonne grâce, car ce n’aurait pas été dans le style du vieux serviteur, mais sans réticence ni ressentiment.
— Aurai-je une cicatrice ? demanda le maire.
— Oui, dit Serpent, surprise. Bien sûr. Plusieurs. J’ai extrait de la plaie une bonne quantité de muscle mort, et jamais le vide ne sera comblé. Mais vous ne boiterez probablement pas.
— Brian, où est mon thé ?
Le ton de ces paroles trahissait la contrariété que lui causaient celles de Serpent.