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— Tout de suite, monsieur.

La chambre fut envahie par un parfum d’épices. Le maire but son thé en feignant d’ignorer l’existence de la guérisseuse, occupée à refaire son pansement.

Lorsqu’elle quitta la pièce, l’air renfrogné, Brian la suivit.

— Guérisseuse, veuillez lui pardonner. Il n’est pas habitué à être malade. Il compte que tout se plie à ses volontés.

— Je l’ai bien remarqué.

— Je veux dire… il se considère comme marqué… il se sent trahi par lui-même…

Brian, d’un geste des mains, avouait son impuissance à trouver les mots justes.

Il n’était pas tellement rare de rencontrer des gens se refusant à croire qu’ils pussent être malades ; Serpent était habituée à ces convalescents difficiles trop impatients de revenir à la normale alors qu’ils avaient besoin de récupérer ; se heurtant à l’impossible, ils ne savaient que geindre.

— Ce n’est pas une raison pour traiter les gens comme il le fait.

Brian fixait le plancher.

— C’est un brave homme, guérisseuse.

Regrettant d’avoir touché au vif le vieil homme par son mouvement d’humeur, ou plutôt sa contrariété et son orgueil blessé, Serpent reprit sur un ton plus doux :

— Lui êtes-vous assujetti ?

— Non, oh non, guérisseuse, je suis libre. Le maire interdit l’esclavage à La Montagne. Les gardiens d’esclaves qui viennent ici sont expulsés de la ville, et leurs gens ont le choix entre deux possibilités, repartir avec eux ou travailler pendant un an au service de la ville. S’ils restent, le maire achète leurs papiers à leurs maîtres.

— Est-ce là ce qui vous est arrivé ?

Il hésita, puis répondit :

— Rares sont ceux qui savent que j’ai été esclave. Je fus un des premiers à être libérés. Au bout d’un an il déchira mes certificats d’esclavage, alors qu’ils étaient encore valides pour vingt ans et que j’avais servi cinq ans déjà. Jusque-là, je n’étais pas sûr de pouvoir faire confiance à cet homme – ou à quiconque. Et je le pouvais. Je suis resté, conclut-il avec un haussement d’épaules.

— Je comprends que vous puissiez lui être reconnaissant. Mais je persiste à dire que cela ne lui donne pas le droit de vous faire courir vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— J’ai dormi cette nuit.

— Dans un fauteuil ?

Brian sourit.

— Trouvez-lui un autre garde-malade pour quelques moments. Et venez avec moi.

— Vous avez besoin de moi, guérisseuse ?

— Non car je vais à l’écurie. Mais pendant ce temps vous pourrez faire un somme.

— Merci, guérisseuse. Je préfère rester ici.

— À votre aise.

Elle sortit et traversa la cour du château. C’était un plaisir de marcher dans l’air frais du matin. Elle descendit le sentier dont les lacets à forte pente menaient aux pâturages. La jument grise était seule dans le pré, et elle galopait, tête et queue hautes, bondissant de-ci de-là pour s’arrêter, jambes raides, devant la clôture, renâcler, faire aussitôt volte-face et repartir dans une autre direction. La clôture était à hauteur de poitrine et, si elle avait voulu continuer à galoper tout droit, elle l’aurait franchie sans presque s’en apercevoir, mais ses galopades n’avaient d’autre mobile que le plaisir du jeu.

Le sentier menait à une grange. En l’approchant, Serpent entendit un bruit de claque, un cri, puis une grosse voix furieuse :

— Fais ton travail !

Serpent s’élança vers l’écurie et en ouvrit la porte. L’intérieur était dans la pénombre. Elle cligna des paupières. Elle entendait remuer la paille et sentait flotter cette plaisante odeur capiteuse que dégage une écurie bien tenue. Une fois habituée à l’obscurité, elle put distinguer un large passage central recouvert de paille, deux rangées de stalles et le maître d’écurie se tournant vers elle.

— Bonjour, guérisseuse.

C’était un homme impressionnant mesurant au moins deux mètres et fortement charpenté. Ses cheveux bouclés étaient d’un roux éclatant, sa barbe blonde.

Serpent le défia du regard.

— Pourquoi ce bruit que j’ai entendu ?

— Quel bruit ?… Ah oui ! je contrecarrais les plaisirs de la fainéantise.

Le remède, sans nul doute, avait été efficace, car la personne coupable de ce vice avait disparu en un éclair.

— À une heure aussi matinale ce n’est pas une mauvaise idée de fainéanter.

— Ici on commence le travail de bonne heure, dit le maître d’écurie, conduisant la jeune femme plus avant parmi les stalles. J’ai mis vos deux montures par ici. La jument galope dans le pré, mais j’ai laissé le poney au repos.

— Très bien. Il faudrait le referrer le plus vite possible.

— J’ai commandé le forgeron pour cet après-midi.

— Parfait.

Serpent entra dans le box d’Ecureuil. Il lui donna des petits coups de museau et mangea le morceau de pain qu’elle lui avait apporté. Sa robe était luisante, sa crinière et sa queue bien étrillées, ses sabots étaient même huilés.

— Il a été en bonnes mains.

— Nous nous efforçons de satisfaire le maire et ses hôtes, dit le géant.

Il resta auprès de Serpent, aux petits soins pour elle, jusqu’au moment où elle quitta l’écurie pour y ramener la jument. Il fallait ne remettre les chevaux au vert que progressivement après un si long séjour dans le désert, sans quoi cette herbe riche eût risqué de les rendre malades.

Lorsqu’elle regagna l’écurie, montant Vive à cru et la guidant de ses genoux, le maître d’écurie était occupé dans un autre coin du bâtiment. Serpent mit pied à terre et conduisit la jument à sa stalle.

— C’était moi, madame, pas lui.

Serpent se retourna, toute saisie. La voix qui avait murmuré ces mots ne venait ni du box de Vive ni du passage central.

— Qui est-ce ? dit-elle. Qui êtes-vous ?

Elle vit alors le trou ménagé dans le plafond pour faire tomber le foin du grenier. Sautant sur l’auge de Vive, elle s’accrocha aux bords du trou et se hissa suffisamment pour regarder dans le grenier. Une petite silhouette effrayée recula d’un bond pour se cacher derrière une botte de foin.

— Viens, dit Serpent, je ne te ferai pas de mal.

Elle était dans une position ridicule, suspendue au milieu du box tandis que Vive mordillait ses chaussures, sans prise suffisante pour se hisser dans le grenier.

— Allons, descends, dit-elle.

Après quoi elle se laissa retomber à terre.

Ce n’est qu’un enfant, pensa-t-elle. Elle avait vu sa silhouette sans pouvoir distinguer ses traits.

— Ce n’est rien, madame, dit l’enfant. Mais il prétend qu’il fait tout le travail et il n’est pas seul à le faire, c’est tout. Ça ne fait rien.

— Descends s’il te plaît, répéta Serpent. Tu as fait du beau travail sur mes chevaux, et je voudrais te remercier.

— Vous m’avez suffisamment remerciée, madame.

— Ne me dis pas « madame ». Je m’appelle Serpent. Et toi ?

Mais l’enfant était parti.

Elle remonta le sentier avec Vive. Des gens de la ville, malades ou envoyés par des malades, l’attendaient en haut de l’escarpement. Il ne fallait plus compter sur un petit déjeuner tranquille.

Elle vit une bonne partie de La Montagne avant la tombée de la nuit. Pendant quelques heures d’affilée elle travailla dur, bousculée mais heureuse, et puis, au moment de quitter un malade pour aller voir le suivant, elle fut envahie par un sentiment d’appréhension : allait-on l’appeler au chevet d’un mourant, d’une personne comme Jesse pour laquelle elle ne pourrait rien ?

Ce jour-là, ce malheur lui fut épargné.