Le soir, montée sur Vive, elle longea la rivière en laissant la ville à sa gauche : les feux du couchant, perçant les nuées, embrasaient les pics des montagnes du Ponant. Des ombres s’allongèrent vers elle à l’approche de l’écurie du maire. Comme elle ne voyait personne dans les parages, elle y fit entrer Vive elle-même, la dessella et se mit à étriller sa robe pommelée au poil lisse. Elle n’était pas pressée de revoir le château avec son atmosphère de souffrance résignée et de loyauté à tout prix.
— Madame, ce n’est pas votre travail. Laissez-moi faire et montez au château.
— Non. Descends, toi, dit Serpent à la voix chuchotante et comme désincarnée. Tu peux m’aider. Et ne m’appelle pas « madame ».
— Non, madame, allez-vous-en.
Serpent, sans répondre, continua à brosser l’encolure de Vive. Comme l’enfant ne réagissait pas, la guérisseuse allait abandonner la partie ; puis elle entendit un bruissement de foin au-dessus d’elle. Elle eut alors une inspiration : elle passa l’étrille à contre-poil sur le flanc de la jument. Au bout d’un instant l’enfant était à ses côtés et, avec douceur, lui enlevait la brosse des mains.
— Vous voyez, madame…
— « Serpent ».
— Ce n’est pas votre travail. Vous savez guérir et je sais brosser les chevaux.
Serpent sourit.
L’enfant n’avait guère que huit ou neuf ans ; c’était une petite fille toute fluette. Elle n’avait pas levé les yeux sur Serpent ; tandis qu’elle étrillait le poil ébouriffé de Vive pour le redresser, elle avait les yeux baissés tout contre le flanc de la jument. Ses cheveux étaient d’un roux éclatant, ses ongles sales et rongés.
— Tu as raison, dit Serpent. Tu t’y prends mieux que moi.
L’enfant garda le silence un moment.
— Vous m’avez bien eue, dit-elle d’un ton maussade, sans se retourner.
— Un peu, reconnut Serpent. Il le fallait, sans quoi je n’aurais pas pu te remercier face à face.
La petite fille pivota sur elle-même, lançant à la guérisseuse un regard furieux.
— Eh bien, remerciez-moi ! cria-t-elle.
Le côté gauche de son visage était défiguré par une terrible cicatrice.
Brûlures au troisième degré, pensa Serpent. Pauvre enfant ! Si un guérisseur s’était trouvé là à temps, la cicatrice n’aurait pas été aussi vilaine.
Mais en même temps la jeune femme vit un bleu sur le côté droit de ce visage meurtri. Elle s’agenouilla devant l’enfant, et celle-ci parut vouloir se dérober à tout contact, tournant la tête pour cacher sa cicatrice. Serpent, d’une main douce, palpa le visage à l’endroit contusionné.
— J’ai entendu le maître d’écurie hurler après quelqu’un ce matin. C’est à toi qu’il en avait, n’est-ce pas ? Il t’a frappée.
La fillette fit face à Serpent et la fixa, l’œil droit grand ouvert, le gauche en partie fermé par la cicatrice.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, dit-elle.
S’étant dégagée des mains de la guérisseuse, elle monta lestement sur une échelle et disparut dans le grenier. Serpent l’y suivit mais ne put la trouver.
— Reviens, s’il te plaît, cria-t-elle en vain.
La guérisseuse grimpa le sentier du château ; son ombre oscillait au rythme du mouvement de la lanterne qu’elle transportait. Elle pensait à la petite fille sans nom honteuse de se montrer au grand jour. Sa contusion était mal placée, juste à la tempe. Elle n’avait pas tressailli lorsque Serpent l’avait palpée, du moins à l’endroit meurtri, et elle ne présentait aucun des symptômes de la commotion cérébrale. Pour l’immédiat l’état de l’enfant n’inspirait aucune inquiétude. Mais pour l’avenir ?…
La guérisseuse voulait lui venir en aide, mais elle savait que si elle faisait réprimander son maître, la petite fille en subirait les conséquences après son départ.
Serpent se rendit à la chambre du maire.
Brian paraissait épuisé, mais le maire avait le visage frais. Sa jambe avait presque entièrement désenflé. Des croûtes s’étaient formées aux endroits ouverts, mais Brian, en infirmier capable, maintenait la plaie ouverte et propre.
— Quand puis-je me lever ? demanda le maire. J’ai du travail qui m’attend. Des gens à voir. Des conflits à régler.
— Vous pouvez vous lever quand vous voudrez, mais alors il vous faudra rester au lit trois fois plus longtemps.
— J’insiste…
— Restez au lit, c’est tout, dit la guérisseuse avec lassitude.
Elle savait qu’il allait désobéir. Brian, comme toujours, l’accompagna jusqu’au vestibule.
— Si la blessure saigne la nuit, appelez-moi.
Elle s’attendait à cette éventualité au cas où le maire se lèverait, et elle voulait éviter à son vieux serviteur d’être seul pour y faire face.
— Il va bien ? Rien à craindre ?
— Non, à condition qu’il ne se fatigue pas trop. Il est en assez bonne voie.
— Merci, guérisseuse.
— Où est Gabriel ?
— Il ne monte plus ici.
— Brian, qu’est-ce qui ne va pas entre lui et son père ?
— Je suis désolé, guérisseuse, je ne puis le dire.
« Dis plutôt que tu ne veux pas », pensa Serpent.
Serpent contemplait la vallée obscure. Elle n’avait pas encore sommeil. C’était là pour elle un des inconvénients de son année probatoire : n’avoir généralement personne avec qui partager son lit. Trop de gens, ne connaissant les guérisseuses que de réputation, la craignaient. Même Arevin avait commencé par la craindre ; et lorsque ce sentiment s’était dissipé, lorsque leur estime mutuelle s’était changée en attirance, Serpent avait dû partir. Le sort les avait séparés.
Elle appuya son front contre la vitre fraîche.
Serpent s’était donné pour but d’explorer le désert, de voir des lieux que ses pareils n’avaient pas visités depuis des dizaines d’années, ou n’avaient même jamais visités. Peut-être était-ce folie de sa part, ou tout au moins présomption, de faire ce que ses maîtres avaient cessé de faire ou même d’envisager. Il n’y avait même pas assez de guérisseurs de ce côté du désert. Si sa visite à la grande cité était couronnée de succès, cela pourrait tout changer. Mais le nom de Jesse suffirait-il à privilégier Serpent par rapport à ses collègues pour obtenir du Centre l’accès à sa science ? Si elle échouait… Ses maîtres étaient de braves gens qui toléraient les excentricités individuelles, mais comment réagiraient-ils aux erreurs qu’elle avait commises ?
Ce fut un soulagement pour elle d’entendre frapper à sa porte, car cela rompait le fil de ses pensées.
— Entrez.
Gabriel parut, et une fois de plus Serpent fut frappée par sa beauté.
— Brian me dit que mon père est en bonne voie.
— Oui, ça ne va pas mal.
— Merci de ce que vous avez fait pour lui. Je sais combien il peut être difficile. Eh bien, ajouta-t-il, hésitant, jetant un regard autour de lui, haussant les épaules, je venais voir si je pouvais faire quelque chose pour vous.
Si soucieux qu’il fût, il avait de la douceur et du charme, qualités aussi séduisantes pour Serpent que sa beauté physique. Elle se sentait seule. Elle décida d’accepter son offre courtoise.
— Oui, merci.
Elle s’avança vers lui, lui effleura la joue et lui prit la main pour le conduire à un divan. Il y avait une carafe de vin et des verres sur un guéridon proche de la fenêtre.
Serpent s’aperçut que Gabriel était écarlate.
Peut-être ne connaissait-elle pas bien les coutumes du désert, mais celles de la montagne lui étaient familières : elle n’avait pas, comme hôte du château, outrepassé ses privilèges, et l’offre était venue, bel et bien, de Gabriel. Elle se tint face à lui et lui prit les bras juste au-dessus du coude. Il devint tout pâle.