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— Gabriel, qu’y a-t-il ?

— Je… je me suis mal exprimé. Je ne voulais pas dire… Si vous voulez je peux vous envoyer quelqu’un…

Elle se rembrunit.

— S’il ne m’avait fallu que « quelqu’un », j’aurais pu le faire venir de la ville. Je voulais quelqu’un qui me plaise.

Gabriel regarda la jeune femme en ébauchant un sourire. Peut-être sa résolution de quitter la demeure paternelle avait-elle eu pour corollaire la décision de se laisser pousser la barbe, car ses joues s’ornaient d’un léger duvet doré.

— Merci de ces paroles, dit-il.

Elle le conduisit au divan, le fit asseoir et prit place à ses côtés.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Il hocha la tête. Ses cheveux lui couvrirent le front, cachant à demi ses yeux.

— Gabriel, se peut-il que tu n’aies pas remarqué que tu es beau ?

— Je le sais, répondit-il avec un sourire forcé, lugubre.

— Faut-il que je te tire les vers du nez ? Je ne te plais pas ? Dieu sait que je ne puis rivaliser en beauté avec les gens de La Montagne. Préfères-tu les hommes ? Je le comprendrais. Es-tu malade ? Si oui, tu sais bien que je suis guérisseuse.

Serpent le sondait pour savoir ce qui l’éloignait d’elle. Il réagit enfin à sa dernière suggestion.

— Je ne suis pas malade, dit-il avec douceur en évitant le regard de la jeune femme. Et je n’ai rien contre vous… Au contraire si je pouvais choisir… Je suis honoré de la bonne opinion que vous avez de moi.

Serpent attendait la suite.

— Je craindrais de vous décevoir…

— C’est là ce qui t’oppose à ton père ? C’est pour cela que tu vas partir ?

Gabriel acquiesça.

— Et il a raison de vouloir que je parte.

— Parce que tu n’as pas répondu à ses espoirs ? demanda Serpent en hochant la tête. Une punition n’avance à rien. C’est une forme stupide de délectation morose. Viens te coucher avec moi, Gabriel, je ne te demanderai rien.

— Vous ne comprenez pas, dit le jeune homme, l’air malheureux.

Prenant la main de Serpent, il la porta à son propre visage, promenant les doigts de cette main amie sur son duvet soyeux.

— Je suis incapable d’honorer le pacte qui lie deux amants. Je ne sais pas pourquoi. J’ai pourtant eu un bon maître. Mais la technique du biocontrôle me dépasse. J’ai essayé. Dieu, comme j’ai essayé !

Ses yeux bleus brillaient. Il lâcha la main de Serpent et laissa retomber son bras. Serpent lui caressa de nouveau la joue et lui entoura les épaules en s’efforçant de cacher sa surprise. Qu’on fût impuissant, passait encore, mais être incapable de se contrôler !… Elle ne savait que dire, mais elle sentait qu’il voulait lui en confier davantage, qu’il le voulait désespérément ; la tension extrême de tout son corps en témoignait. Il avait les poings serrés. Elle ne voulait pas le bousculer ; il avait déjà assez souffert de son infirmité. Elle se surprit à chercher le moyen de dire avec douceur et d’une manière détournée des choses qu’elle aurait normalement énoncées sans ambages.

— Ne t’inquiète pas, dit-elle. Je comprends ce que tu dis. Sois tranquille. Avec moi c’est sans importance.

Il regarda Serpent, les yeux écarquillés ; son expression rappelait celle de la petite fille de l’écurie lorsque la guérisseuse avait examiné le bleu produit par une gifle récente sans paraître remarquer sa vieille cicatrice hideuse.

— Vous n’êtes pas sérieuse. Je ne peux parler à personne. N’importe qui, comme mon père, serait dégoûté. Et je comprends ça.

— À moi, tu peux me parler. Je ne te jugerai pas.

Il hésita un moment, puis il s’épancha, libérant ce qu’il refoulait depuis des années.

— J’avais une amie nommée Leah. C’était il y a trois ans. J’avais quinze ans, elle douze. Lorsqu’elle décida de faire l’amour pour la première fois, elle me choisit pour partenaire. Il ne s’agissait plus de flirter simplement. Elle n’avait pas terminé son éducation, naturellement, mais peu importait puisque j’avais achevé la mienne. Du moins je le pensais.

Il était maintenant appuyé contre Serpent, la tête sur son épaule, fixant les fenêtres noires d’un œil vague.

— J’aurais peut-être dû prendre d’autres précautions. Mais il ne m’était même pas venu à l’idée que je puisse être fécond. Je n’avais jamais entendu parler d’un cas d’incapacité en matière de biocontrôle, en tout cas sur le plan de la fécondité.

Serpent le sentit hausser les épaules : le tissu soyeux de sa chemise glissa sur la matière plus rugueuse de celle qu’elle venait d’acheter.

— Quelques mois plus tard on organisa une soirée en l’honneur de Leah pour la féliciter d’avoir maîtrisé son biocontrôle plus rapidement que la norme. Personne ne s’en étonnait. Leah a vite fait de tout assimiler. Elle est brillante.

Gabriel se tut un moment, toujours appuyé contre Serpent, respirant lentement et profondément. Puis il regarda la jeune femme.

— Mais si ses règles avaient été arrêtées ce n’était pas dû à son biocontrôle, c’est parce qu’elle était enceinte par ma faute. Elle avait douze ans, c’était mon amie, elle m’avait choisie, et j’ai failli gâcher sa vie.

Serpent comprenait tout. La timidité de Gabriel, son allure, hésitante et honteuse, et même pourquoi il cachait son beau visage lorsqu’il sortait : il ne voulait pas qu’on le reconnût, et encore moins que quiconque lui offrît de partager son lit.

— Pauvres enfants, dit Serpent.

— Je pense que nous avions toujours envisagé de nous unir par la suite lorsque nous aurions choisi une profession. Lorsque nous serions fixés. Mais qui accepterait un partenaire incapable de se contrôler ? Ils auraient toujours conscience que la moindre défaillance de leur propre contrôle ne serait pas rattrapée par celui de l’autre. Une telle union ne peut être durable. Pourtant Leah ne voulait pas m’humilier. Elle n’en dit rien à personne et se fit avorter. Mais elle était seule et son éducation n’était pas assez complète. Elle faillit mourir d’hémorragie.

— Tu ne devrais pas avoir envers elle un sentiment de culpabilité. Tu n’as pas été méchant pour elle.

Serpent savait que les mots seraient impuissants à empêcher Gabriel de continuer à se mépriser, impuissants à contrebalancer la sévérité de son père. Comment aurait-il pu savoir qu’il était fécond sans avoir été testé juste auparavant ; il n’y avait plus aucune inquiétude à avoir, généralement, une fois assimilée la technique du biocontrôle, et Serpent savait qu’il était assez peu fréquent qu’on en fût incapable. Seule une personne incapable d’aimer qui que ce fût aurait pu ne pas être marquée par ce que Gabriel avait vécu. Et Gabriel, manifestement, n’était pas dans ce cas.

— Elle se remit, dit Gabriel. Mais ce qui aurait dû être pour elle un plaisir, j’en avais fait un cauchemar. Leah… je crois qu’elle a voulu me revoir sans pouvoir s’y décider. Si ces mots ont un sens.

— Oui, dit Serpent.

Douze ans, pensa-t-elle. Peut-être Leah comprit-elle alors pour la première fois que sa vie pouvait être influencée par d’autres à son corps défendant et même à son insu ; ce n’est pas une leçon que les enfants apprennent aisément ou de bon cœur.

— Elle veut être souffleuse de verre, et elle avait alors un arrangement avec Ashley pour devenir son assistante.

Serpent eut un petit sifflement d’admiration car c’était une profession difficile et très considérée. Seuls les meilleurs spécialistes pouvaient, au prix d’un long apprentissage, construire de bons panneaux solaires, tubulaires ou concaves comme ceux du château. Ashley n’était pas une des meilleures, c’était la meilleure de ces spécialistes.