Elle talonna la jument, qui partit au galop. Elle était heureuse de quitter l’écurie, Ras, le château et le maire.
La journée passa plus vite que prévu. Prévenus de la présence d’une guérisseuse à La Montagne, des gens étaient venus de toute la vallée. On lui amenait de jeunes enfants à vacciner, et des adultes atteints de maladies chroniques, dont certaines comme l’arthrite de Grum, étaient inguérissables. La chance continuait à lui sourire car si elle avait à soigner des infections, des tumeurs et même quelques maladies contagieuses, aucun mourant ne lui fut présenté. Les Montagnards étaient presque aussi sains qu’ils étaient beaux.
Elle passa presque tout l’après-midi à travailler dans une pièce du rez-de-chaussée de l’auberge où elle avait eu l’intention de loger. C’était un endroit central et l’aubergiste était accueillante. Sa journée fut terminée lorsqu’elle eut traité un dernier enfant en larmes, sans le secours, hélas ! des plaisanteries et des histoires de Pauli. Elle s’adossa dans un fauteuil, s’étira, bâilla, se relaxa, les bras levés, la tête en arrière, les yeux fermés. Elle entendit la porte s’ouvrir, un bruit de pas et de vêtement balayant le plancher ; et elle sentit une odeur de tisane.
Serpent se redressa. Lainie, l’aubergiste, plaça un plateau sur une table voisine. C’était une femme d’âge moyen, aimable, d’un physique agréable, plutôt forte. Elle s’assit, remplit deux gobelets de tisane et en offrit un à Serpent.
— Merci, dit la guérisseuse, inhalant la fumée.
Les deux femmes prirent quelques petites gorgées de tisane.
— Je suis heureuse que vous soyez venue. Cela fait longtemps que nous n’avons vu une guérisseuse à La Montagne.
— Je sais. Il nous est difficile de pousser si loin vers le sud.
Ce n’était d’ailleurs pas une question de distance, et Serpent se demandait si Lainie le savait tout aussi bien qu’elle.
— Si une guérisseuse s’installait ici, je sais que la ville l’en remercierait généreusement. Je suis sûre que le maire vous en parlera lorsqu’il ira mieux. Mais en tant que conseillère municipale, je puis vous assurer que sa proposition aurait notre soutien.
— Merci, Lainie. Je m’en souviendrai.
— Alors, vous pourriez rester ?
— Moi ?
Serpent, surprise, fixait sa boisson. Il ne lui était même pas venu à l’idée que Lainie lui faisait une offre directe. La Montagne, peuplée d’être beaux et sains, était plutôt un endroit où l’on pouvait se retirer au terme d’une vie de dur labeur, pour se reposer si l’on ne voulait pas enseigner.
— Non, c’est impossible. Je pars demain matin. Mais je ferai part de votre offre à mes collègues guérisseurs.
— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas rester ?
— Impossible. Je n’ai pas assez d’ancienneté pour accepter une pareille situation.
— Et vous devez partir demain ?
— Oui. Il n’y a guère de travail à La Montagne. Vous êtes tous trop bien portants, dit Serpent avec un large sourire.
Le visage de Lainie s’éclaira un instant, mais sa voix demeura grave.
— Si vous vous sentez obligée de partir parce que l’endroit où vous séjournez… parce qu’il vous faut un lieu plus propice à votre travail, dit Lainie avec hésitation, mon auberge vous sera toujours ouverte.
— Merci. Si je devais rester plus longtemps je m’installerais autre part. Je ne voudrais pas… abuser de l’hospitalité du maire. Mais il faut vraiment que je parte.
Elle lança un coup d’œil à Lainie. Elles se comprenaient.
— Voulez-vous passer la nuit ici. Vous devez être fatiguée et la route est longue.
— Oh ! ça me fera une agréable promenade à cheval. Une détente.
Serpent se dirigeait vers la résidence du maire dans les rues obscures, rêvassant au rythme du martèlement des sabots de Vive. Elle somnolait. Des nuages légers voguaient à une grande hauteur. La lune à son déclin projetait des ombres sur les pierres.
Soudain, elle entendit grincer des talons de bottes sur le pavé. Vive fit un brusque écart à gauche. Déséquilibrée, Serpent s’accrocha désespérément au pommeau de la selle et à la crinière de la jument pour tenter de se redresser. Quelqu’un saisit sa chemise et, tirant dessus, la désarçonna. Tenant sa monture d’une seule main, elle frappa l’agresseur. Son poing glissa sur un tissu rugueux. Elle frappa une seconde fois, plus efficacement. L’homme poussa un grognement et lâcha prise. Elle enfourcha tant bien que mal la jument et la talonna. Elle s’élança en avant. L’agresseur s’accrochait encore à la selle et Serpent entendait crisser ses bottes sur la route. Il tirait sur la selle. Soudain, celle-ci se redressa brusquement : l’homme avait perdu prise.
Mais aussitôt la guérisseuse arrêta son cheval. La sacoche aux serpents avait disparu.
Faisant pivoter sa monture elle galopa à la poursuite de l’homme en fuite.
— Arrêtez !
Elle répugnait à lancer Vive sur lui, mais allait-il s’arrêter ? Il pouvait s’engager dans un passage trop étroit pour un cheval et disparaître avant qu’elle ait pu sauter à terre pour le suivre.
Serpent se pencha, agrippa son vêtement, et se jeta sur lui. Ils furent projetés à terre brutalement. Il se retourna dans sa chute et Serpent heurta le cailloutis de la rue avec une violence accrue par le poids de son adversaire. Elle réussit à garder prise sur lui, haletante, tandis qu’il luttait pour lui échapper. Elle voulait lui dire de lâcher la sacoche mais elle était trop essoufflée pour parler. Il la frappa et elle sentit une vive douleur sur le front, à la racine des cheveux. Elle riposta et le pugilat se poursuivit, leurs corps roulant à terre. Elle entendit la sacoche frotter sur le sol et tous deux plongèrent pour s’en saisir. Sable agitait furieusement ses sonnettes tandis que la guérisseuse et son agresseur encapuchonné tiraient sur la sacoche comme deux enfants qui se livrent une lutte à la corde.
— Lâche ça ! hurla Serpent.
Il faisait de plus en plus sombre et elle y voyait à peine. Elle savait qu’elle ne s’était pas cogné la tête, elle ne sentait pas d’étourdissement. Elle cligna des yeux et le monde vacilla autour d’elle.
— Il n’y a rien dans ce sac qui puisse vous servir.
Il tira la poignée à lui avec un gémissement désespéré. Serpent parut céder, puis exerça sur la sacoche une violente traction qui la libéra. Elle fut si étonnée de voir réussir ce stratagème classique qu’elle tomba en arrière sur la hanche et le coude. Son petit juif en fut meurtri, ce qui, sans lui causer une réelle douleur, lui arracha un glapissement. Elle se releva mais son agresseur avait pris la fuite.
Serpent tenait son coude meurtri contre son corps et, de sa main libre, serrait fermement la poignée de la sacoche. La lutte n’avait pas été bien dure, relativement. Elle s’essuya le visage, cligna des yeux et sa vision s’éclaircit. Elle avait du sang dans les yeux, provenant d’une coupure du cuir chevelu. Elle fit un pas et tressaillit ; elle s’était meurtri le genou droit. Elle regagna la jument en boitant. Vive renâcla en signe de peur, mais sans se dérober. Serpent la tapota. Elle n’avait pas envie de se lancer, cette nuit, à la poursuite d’un cheval ou de quoi que ce fût. Elle eût aimé faire sortir Brume et Sable pour s’assurer qu’ils étaient indemnes, mais elle savait que c’eût été trop demander à la jument, si patiente qu’elle fût ; elle rattacha donc la sacoche à la selle, puis se remit en route.
L’écurie se dressa soudain devant elle dans la nuit. Elle n’avait pas perdu beaucoup de sang et son agresseur ne l’avait pas frappée assez fort pour provoquer une commotion, mais l’adrénaline secrétée en vue du pugilat avait cessé d’agir et elle se sentait vidée de toute énergie.