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— Si vous me prenez pour une sorcière, vous n’auriez pas dû faire appel à moi. Je ne possède, ni ne prétends posséder, aucun pouvoir magique.

— Ce n’est pas une superstition. Ce n’est pas ce que vous pensez. Nous n’avons pas peur d’être ensorcelés.

— Faute de pouvoir apprendre les usages de tous les habitants de cette terre, je m’en tiens à ceux que je pratique. J’ai l’habitude d’appeler par leur nom les gens avec qui je travaille.

Serpent s’efforçait de déchiffrer, dans la pénombre, l’expression de son compagnon.

— Nos noms sont connus dans nos familles et de nos partenaires.

Serpent considéra cette habitude ; elle aurait du mal, pensait-elle, à s’y conformer.

— Et de personne d’autre ? Jamais ?

— Eh bien… on pourrait révéler son nom à un ami.

— Ah, dit Serpent, je vois. Je suis encore une étrangère, et peut-être une ennemie.

— Un ami véritable connaîtrait mon nom, insista le jeune homme. Je ne voudrais pas vous offenser mais vous ne comprenez pas. Une connaissance n’est pas un ami. Nous nous faisons une haute idée de l’amitié.

— En ce pays ce devrait être vite fait de décider si une personne mérite le nom d’ami.

— L’amitié est rare chez nous. C’est une chose qui nous engage.

— À vous entendre, c’est une chose à redouter.

— Peut-être, dit le jeune homme après un moment de réflexion, est-ce de voir trahir une amitié que nous redoutons ? C’est une chose très pénible.

— Quelqu’un t’a-t-il déjà trahi ?

Il lança à Serpent un regard sévère comme pour lui reprocher d’avoir dépassé les limites de la bienséance.

— Non, dit-il, et sa voix était aussi dure que son visage. Pas d’ami. Je n’ai personne à qui je puisse donner ce nom.

Sa réaction étonna Serpent.

— Comme c’est triste, dit-elle.

Silencieuse, elle médita. Fallait-il qu’il y ait entre ces gens-là des tensions redoutables pour les isoler à ce point les uns des autres. Leur solitude était voulue alors que celle de Serpent lui était imposée.

— Appelle-moi Serpent, dit-elle enfin, si ce mot ne t’écorche pas les lèvres. Le prononcer ne t’engage à rien.

Le jeune homme parut sur le point de parler ; peut-être pensait-il qu’il avait offensé la jeune femme, ou qu’il lui incombait de plaider plus avant pour les usages de son peuple. Mais Brume commença à se tortiller dans leurs mains et il leur fallut la maîtriser pour l’empêcher de se faire du mal. Elle était mince pour sa longueur, mais puissante, et jamais encore elle n’avait eu de convulsions d’une telle violence. Elle faillit s’arracher à la poigne de Serpent par une détente énergique. Elle tenta d’ouvrir son capuchon, mais Serpent la serrait trop. Elle ouvrit la gueule et siffla, mais nul poison ne dégoutta de ses crochets.

Elle enroula sa queue autour de la taille du jeune homme. Il se mit à tirer sur l’animal et à pivoter sur lui-même pour se libérer de ses anneaux.

— Ce n’est pas un serpent constricteur, dit Serpent. Ne crains rien. Laisse-la…

Il était trop tard ; Brume se détendit soudain, et le jeune homme perdit l’équilibre. Brume se libéra vivement et dessina des figures dans le sable. Serpent lutta seule contre elle tandis que le jeune homme essayait de l’empoigner, mais elle se lova autour de sa maîtresse pour exercer sur elle une pesée solide. Elle entreprit de se dégager des mains de Serpent et celle-ci se jeta en arrière dans le sable avec le serpent ; Brume se dressa au-dessus d’elle, la gueule ouverte, sifflant avec fureur. Le jeune homme plongea et l’empoigna juste derrière le capuchon. Brume l’attaqua mais Serpent réussit à la retenir. Unissant ses efforts à ceux de son aide, elle put faire lâcher prise à l’animal et le maitriser. La jeune femme se releva péniblement. Le cobra s’immobilisa soudain, presque rigide entre sa maîtresse et le jeune homme, tous deux couverts de sueur, lui pâle sous son hâle, elle – même elle – agitée d’un tremblement.

— Nous avons un moment pour nous reposer, dit Serpent.

Jetant un regard sur son compagnon, elle remarqua une éraflure sombre là où Brume l’avait frappé de sa queue. Elle tendit la main vers lui et palpa la blessure.

— Tu auras un bleu, mais pas de cicatrice.

— S’il était vrai que les serpents ont un aiguillon vénéneux au bout de la queue comme il est dit dans de vieux contes, je ne serais plus là pour vous aider. Mais en avez-vous vraiment besoin ?

— Cette nuit, j’aurai besoin de quelqu’un pour me tenir éveillée, même si je pouvais me passer d’une aide pour maîtriser Brume. Mais à l’instant, je ne m’en serais pas tirée toute seule.

L’action de l’adrénaline secrétée lors de la lutte contre le cobra commençait à s’effacer ; l’épuisement et la faim sévissaient de plus belle.

— Serpent ?

— Oui ?

Le jeune homme eut un bref sourire gêné.

— Je m’exerçais à prononcer ce nom.

— Pas mal.

— Combien de temps t’a-t-il fallu pour traverser le désert ?

— Pas très longtemps. Trop longtemps. Six jours. Je ne crois pas avoir choisi le meilleur itinéraire.

— Comment vivais-tu ?

— Il y a de l’eau. On voyageait de nuit et on se reposait pendant la journée quand on trouvait de l’ombre.

— Tu transportais toute votre nourriture ?

— Un peu, dit Serpent, haussant les épaules.

Pourquoi, pensait-elle, fallait-il qu’il parle de nourriture ?

— Qu’y a-t-il de l’autre côté ?

— Des montagnes. Des rivières. D’autres gens. Le centre où j’ai été élevée et formée. Et puis un autre désert, et une montagne avec une cité.

— J’aimerais voir une cité. Un jour.

— On m’a dit que la grande cité est fermée aux gens du dehors, aux gens comme toi et moi. Mais il existe beaucoup d’autres villes dans les montagnes et on peut traverser le désert.

Il ne répondit pas. Mais le départ de sa ville natale était un souvenir encore tout frais dans la mémoire de Serpent, et elle imaginait sans peine ce que le jeune homme pouvait éprouver.

Brume fit une nouvelle crise beaucoup plus tôt que prévu. La violence de ses convulsions donnait à Serpent une indication sur le stade actuel de la maladie de Stavin. Si le jour pouvait se lever ! pensait-elle… Si elle devait perdre l’enfant, le plus tôt serait le mieux ; elle aurait du chagrin et elle s’efforcerait d’oublier. Brume serait morte des coups qu’elle se donnait en se cognant sur le sable si elle n’avait été maintenue par Serpent et son aide. Mais elle devint tout à coup complètement rigide, mâchoires serrées, langue pendante.

Elle cessa de respirer.

— Tiens-la, dit Serpent. Tiens-lui la tête. Vite, prends-la, et, si elle se sauve, cours. Prends-la ! Elle ne te mordra pas maintenant, elle ne peut que te frapper sans le vouloir d’un coup de queue.

Il hésita un court instant, puis empoigna Brume derrière la tête. Serpent s’élança, s’enfonçant dans le sable et glissant, vers un endroit où poussaient encore des buissons en dehors du cercle de tentes. Elle cassa quelques branches épineuses, qui écorchèrent ses mains couturées de cicatrices. Du coin de l’œil elle aperçut un tas de vipères à cornes, si hideuses qu’elles en paraissaient contrefaites, nichées sous le massif de végétation desséchée. Indifférente à leurs sifflements agressifs, elle fit choix d’une mince tige creuse et la ramena vers Brume, les mains sanglantes.

S’agenouillant près de la tête du cobra, elle ouvrit sa gueule de force et plongea le tube jusqu’au fond de sa gorge. Puis elle emboucha l’autre extrémité et, penchée sur l’animal, se mit à lui insuffler, avec douceur, de l’air dans les poumons.