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Elle fit une profonde inspiration.

— Maître d’écurie !

Personne ne répondit. Puis, cinq mètres plus haut, la porte du grenier s’ouvrit avec fracas.

— Il n’est pas là, madame, dit Melissa. Il couche au château. Puis-je vous aider ?

Melissa, hors du clair de lune, était à peine visible.

— J’espérais ne pas te réveiller.

— Madame, que vous est-il arrivé ? Vous êtes couverte de sang.

— Je ne saigne plus. Je me suis battue. Voudrais-tu monter au château avec moi ? Tu peux t’asseoir derrière moi pour aller là-haut et monter Vive au retour.

Melissa agrippa les deux côtés d’une corde à poulie et se laissa descendre à la force des poignets.

— Je ferais tout pour vous, madame, dit-elle d’une voix douce.

Serpent lui tendit la main et elle sauta en croupe. Tous les enfants travaillaient dans le monde où vivait Serpent, mais la main qui étreignit la sienne, une main d’enfant de dix ans, était aussi calleuse, rude et ferme que celle d’un travailleur manuel adulte.

Serpent serra ses jambes contre les flancs de la jument, qui commença à grimper le sentier. Melissa se tenait au troussequin de la selle, position inconfortable n’assurant qu’un équilibre précaire. La jeune femme lui prit les bras pour les placer autour de sa taille. La raideur et la réserve de l’enfant rappelaient celles de Gabriel ; Serpent se demanda si elle n’avait dû attendre encore plus longtemps que lui pour connaître le contact d’une main affectueuse.

— Qu’est-il arrivé ? demanda l’enfant.

— Quelqu’un a essayé de me voler.

— C’est affreux ! Il n’y a pas de voleurs à La Montagne !

— Pourtant on a tenté de me voler mes serpents.

— Ce devait être un fou.

Ce mot fit office de révélateur, et Serpent fut parcourue d’un grand frisson. Elle se rappela que son agresseur portait une robe du désert, chose rare à La Montagne.

— Oui, un fou.

— Quoi ?

— Un fou. Non, pas un fou. Car un fou ne me suivrait pas si loin. Il veut me prendre quelque chose, mais quoi ? Je n’ai rien qui puisse tenter personne. Mes serpents ? Ils ne peuvent servir qu’aux guérisseurs.

— Il en voulait peut-être à Vive, madame. C’est un bon cheval et je n’ai jamais vu un harnais aussi joliment décoré.

— Il a saccagé mon camp avant qu’on m’ait fait cadeau de Vive.

— Alors c’était un fou vraiment fou. On ne va pas voler une guérisseuse.

— Je suis fatiguée de m’entendre dire cela. S’il ne veut pas me voler, qu’on me dise ce qu’il veut.

Serrant les bras autour de la taille de Serpent, Melissa effleura la poignée du couteau de la guérisseuse.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas tué ? Vous auriez pu au moins lui donner un bon coup de couteau.

Serpent porta la main au manche en os poli.

— Je n’y ai même pas pensé. Je ne me suis jamais servi de mon couteau contre quelqu’un.

Melissa ne répondit pas. Des cailloux projetés par les sabots de Vive dévalaient le flanc abrupt de l’escarpement.

— Ecureuil s’est-il bien comporté ? demanda Serpent.

— Oui, madame. Et il ne boite plus du tout.

— Très bien.

— Il est amusant à monter. Je n’avais jamais vu un cheval rayé comme lui.

— Il fallait que je fasse quelque chose d’original avant d’être acceptée comme guérisseuse, alors j’ai fait Ecureuil. Personne n’avait encore isolé ce gène.

Elle s’avisa que Melissa ne devait rien comprendre à ses explications. Elle se demanda si son corps à corps ne l’avait pas affectée plus qu’elle ne croyait.

— Vous l’avez fait ?

— J’ai fait… un médicament… qui l’a fait naître avec cette couleur. Il fallait que je transforme un être vivant sans lui faire mal pour prouver que j’étais capable d’opérer des transformations sur les serpents. Pour que nous puissions guérir plus de maladies.

— J’aimerais pouvoir en faire autant.

— Melissa, tu montes des chevaux que je n’approcherais pas.

L’enfant restait muette.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— J’aurais dû être jockey.

C’était une fillette menue, et certainement une cavalière hors ligne.

— Alors pourquoi… ?

Serpent s’interrompit ; elle avait compris pourquoi Melissa ne pouvait être jockey à La Montagne.

— Le maire, dit-elle finalement, veut des jockeys aussi beaux que ses chevaux.

Serpent prit la main de l’enfant et la serra tendrement.

— Je suis désolée.

— Je ne me plains pas, madame.

Elles approchaient des lumières de la cour. Les sabots de Vive retentissaient sur la pierre. Melissa mit pied à terre.

— Melissa ?

— Ne vous inquiétez pas, madame, je vais m’occuper de votre jument. Hé là ! Ouvrez la porte.

Serpent descendit lentement de cheval et détacha de la selle la sacoche aux serpents. Elle était déjà ankylosée, et son genou blessé lui faisait souffrir le martyre.

La porte du château s’ouvrit et un domestique en robe de chambre scruta la nuit.

— Qui est là ?

— C’est madame Serpent, dit Melissa. Elle est blessée.

— Ce n’est pas grave, dit la guérisseuse, mais le domestique poussa une exclamation de saisissement, rentra pour appeler à l’aide et ressortir en courant.

— Pourquoi ne l’as-tu pas fait entrer ?

Il tendit la main pour soutenir Serpent. Elle le repoussa doucement. D’autres domestiques accoururent et tournèrent en rond autour d’elle.

— Occupe-toi du cheval, petite imbécile !

— Laissez-là tranquille ! dit Serpent d’un ton cassant. Merci, Melissa.

— Je vous en prie, madame.

Comme la guérisseuse entrait dans le hall voûté, Gabriel descendit quatre à quatre l’escalier monumental.

— Serpent, qu’est-ce qui ne va pas… ? Grands dieux, qu’est-il arrivé ?

— Rien de grave. Un pugilat avec un voleur incompétent.

Mais Serpent savait maintenant qu’il s’agissait d’une chose plus sérieuse.

Ayant remercié les domestiques, elle monta à la tour nord avec Gabriel. Tandis qu’elle examinait l’état de ses serpents, il paraissait nerveux et mal à l’aise car il avait conjuré la jeune femme de s’occuper d’abord de sa propre personne. Brume et Sable étaient indemnes et elle les laissa dans leurs compartiments. Serpent entra dans la salle de bains. Elle entrevit son image dans la glace : elle avait le visage couvert de sang, les cheveux collés sur le crâne, des yeux à faire peur.

— On croirait qu’on a voulu t’assassiner.

Il fit couler l’eau et apporta des linges et des serviettes.

— C’est exact !

Gabriel tamponna la coupure qui barrait son front jusqu’au-dessus de la racine des cheveux. Examinant les lèvres de cette plaie dans la glace, elle vit qu’il s’agissait d’une entaille étroite et peu profonde vraisemblablement produite par le saillant d’une bague et non par un coup de poing.

— Tu devrais te reposer.

— Les blessures à la tête saignent toujours beaucoup. Ce n’est pas aussi grave qu’il y paraît.

Elle se regarda entièrement et rit tristement.

— Une chemise neuve n’est jamais très confortable, mais pour la rendre usagée c’est plutôt radical.

L’épaule et le coude étaient déchirés, et le genou droit de son pantalon râpé jusqu’à la corde par sa chute sur le cailloutis. Les trous laissaient paraître des bleus en formation.

— Je t’en procurerai une autre, dit Gabriel. C’est une histoire invraisemblable. Il n’y a presque jamais de vol à La Montagne. Et chacun sait que tu es guérisseuse. Qui s’aviserait d’attaquer une guérisseuse ?