Выбрать главу

— Et cet incendie ? Qu’est-il arrivé exactement ? Gabriel dit que Ras a sauvé les chevaux, pourtant c’est toi qui as été brûlée.

— Chacun sait qu’une gosse de huit ans n’est pas capable de sauver des chevaux d’un incendie.

— Oh, Melissa !

— Je m’en fiche !

— Tu t’en fiches ?

— J’ai un endroit pour dormir et je suis nourrie. Je m’occupe des chevaux, ma brûlure ne les gêne pas.

— Melissa ! Grands dieux, pourquoi restes-tu là ? Il faut pour vivre autre chose qu’à manger et un endroit où dormir.

— Je ne peux pas partir. Je n’ai pas quatorze ans.

— Qu’est-ce qui te retient ? Ne sais-tu pas que l’esclavage est interdit à La Montagne ?

— Je ne suis pas esclave, dit Melissa avec irritation. J’ai douze ans. Quel âge me donniez-vous ?

— À peu près douze ans, dit Serpent, répugnant à admettre qu’elle l’avait crue beaucoup plus jeune. Qu’est-ce que ça change ?

— Et vous ? Vous pouviez aller où vous vouliez à douze ans ?

— Naturellement. J’avais la chance de vivre dans un endroit que je ne voulais pas quitter, mais j’aurais pu partir.

Melissa cligna des yeux.

— Oh ! dit-elle. Eh bien, ici c’est différent. Si tu t’en vas, ton tuteur te poursuit. J’en sais quelque chose.

— Je ne comprends pas.

— C’est parce que je ne peux pas me cacher, dit Melissa avec colère. Vous ne connaissez pas les gens : ils ont dit à Ras où j’étais pour qu’il puisse me reprendre.

Serpent posa sa main sur celle de l’enfant. Puis elle rompit le silence :

— Tu m’as mal comprise, je suis désolée. Voici ce que je voulais dire. De quel droit peut-on t’obliger à rester ici contre ton gré ? Pourquoi a-t-il fallu te cacher ? N’aurais-tu pas pu te faire payer et partir ? N’importe où ?

Melissa eut un rire sarcastique.

— Me faire payer ! Les gosses ne sont pas payées. Ras est mon tuteur. Je dois lui obéir. Je dois rester avec lui. C’est la loi.

— C’est une loi terrible. Je sais qu’il te frappe… Je ne puis croire que la loi t’impose de rester avec un homme pareil. Permets-moi d’en parler au maire, il trouvera peut-être un moyen de te libérer.

— Non, madame ! Non ! dit Melissa, se jetant sur le lit, à genoux, étreignant les draps. Qui voudrait de moi ? Personne ! On me laissera à Ras et, comme on m’aura fait dire du mal de lui, il sera… il sera encore plus méchant. Ne changez rien, s’il vous plaît.

Serpent l’attira à elle et l’entoura de ses bras, mais l’enfant se pelotonna et se déroba à l’étreinte de la jeune femme ; puis soudain elle eut comme un sursaut de douleur : Serpent, en la relâchant, avait glissé la main sous son omoplate.

— Melissa, qu’as-tu donc ?

— Rien !

La guérisseuse releva la chemise de Melissa pour examiner son dos. Elle avait été frappée avec une lanière de cuir ou une canne, de façon à faire mal sans provoquer de saignement ; il fallait que l’enfant puisse continuer à travailler.

— Mais qu’est-ce… ? Oh zut ! Ras m’en a voulu, n’est-ce pas ? Je l’ai réprimandé et c’est toi qui as pris, c’est bien ça ?

— Madame Serpent, quand il veut frapper, il frappe. Ce n’est pas…

— Prémédité ?

— Non. Il me traite comme les chevaux.

Elle fit un pas en arrière en guignant la porte.

— Ne t’en vas pas. Reste ici cette nuit. Demain nous verrons ce qu’on peut faire.

— Non, madame, s’il vous plaît, ne vous inquiétez pas. Ça ne fait rien. J’ai vécu ici toute ma vie, je m’en tire malgré tout. Ne faites rien. Je vous en prie. Il faut que je parte.

— Attends.

Melissa s’enfuit prestement de la chambre. La porte se referma derrière elle. Le temps que Serpent sortît du lit pour la poursuivre en une course trébuchante, elle était déjà loin. Tandis qu’elle descendait l’escalier, la guérisseuse lui cria de sa porte :

— Nous en reparlerons, il le faut !

L’enfant ne répondit pas, et disparut rapidement. Serpent regagna en boitillant son lit voluptueux, se glissa sous ses couvertures bien chaudes et éteignit la lampe en pensant à la petite fille seule dans la nuit froide.

Serpent s’éveilla lentement. Elle gisait immobile. Quel rêve ce serait, pensait-elle, de dormir toute la journée pour juguler son mal. La maladie était chez elle chose si rare qu’elle répugnait à s’imposer le repos lorsque son état l’exigeait. Après avoir si sévèrement sermonné le père de Gabriel, elle ne pouvait pas, sans se ridiculiser, ne pas suivre ses propres conseils. Serpent soupira. Elle supportait de travailler dur toute la journée, et de faire de longs voyages à pied ou à cheval. Mais tout s’unissait alors contre elle : colère, sécrétion d’adrénaline, lutte violente.

Prenant son courage à deux mains, elle remua lentement. Elle se figea aussitôt, le souffle coupé. Sa douleur au genou droit, le plus atteint par l’arthrite, était devenue cuisante ; toutes les articulations étaient touchées, et le genou était enflé. Elle était habituée à la douleur. Mais pour la première fois les élancements les plus violents irradiaient jusqu’à son épaule droite. Elle se recoucha. Si elle s’imposait de voyager le jour même, elle ne tarderait pas à être clouée au lit encore plus longtemps, quelque part dans le désert. Elle savait faire taire la douleur lorsqu’il le fallait, mais au prix d’une grande dépense d’énergie qui devait se payer par la suite. Pour le moment elle ne disposait d’aucune réserve d’énergie.

De vagues pensées l’effleuraient : qu’ai-je fait de ma ceinture ? Mais, à propos, pourquoi m’a-t-elle manqué cette nuit ? Serpent se dressa subitement : se rappelant Melissa, elle avait failli pousser un cri. Son corps protestait d’être remué, mais un sentiment de culpabilité faisait taire ces protestations. Il fallait faire quelque chose. Mais quoi ? S’en prendre à Ras ? Son souffre-douleur ne s’en trouverait pas mieux, l’expérience le prouvait. Elle ne savait que faire. Pour le moment elle ne savait même pas si elle aurait la force de se traîner jusqu’à la salle de bains.

Elle y réussit pourtant. Sa ceinture était là, soigneusement pendue à un crochet avec le couteau. Elle en fut étonnée et un peu gênée car elle se rappelait avoir abandonné toutes ses affaires par terre, en désordre ; habituellement elle n’était pas tout à fait aussi désordonnée.

Son front était contusionné et une croûte épaisse s’était formée sur la longue entaille superficielle ; il n’y avait pas à y toucher. Serpent sortit un tube d’aspirine d’un sac fixé à sa ceinture, en avala une forte dose et regagna son lit en clopinant. Avant de s’endormir elle se demanda quelle serait, avec l’âge, la fréquence de ses crises d’arthrite. Elles étaient inévitables, mais elle n’aurait pas toujours inévitablement un endroit aussi confortable pour s’en remettre.

Lorsqu’elle se réveilla, un soleil écarlate dominait un ciel strié de nuées grises. Ses oreilles bourdonnaient légèrement sous l’effet de l’aspirine. Elle plia son genou droit avec précaution et fut soulagée de sentir qu’il était plus souple et moins douloureux. Elle avait été arrachée au sommeil par un coup frappé à sa porte ; et la même main hésitante renouvela cet appel.

— Entrez.

Gabriel ouvrit et se pencha dans l’embrasure de la porte.

— Serpent, comment vas-tu ?

— Bien. Entre donc.

Elle s’assit sur son lit.

— J’espère que je ne t’ai pas réveillée. Je suis entré plusieurs fois, et tu n’as pas fait un mouvement.

Serpent découvrit son genou. Il avait bien désenflé mais était loin d’être guéri ; la meurtrissure était devenue noirâtre et violacée.