— Seigneur !
— Ça ira mieux demain. Cela pourrait être pire.
Elle fit une place à Gabriel sur son lit.
— Un jour je me suis foulé le genou et il est resté gros comme un melon pendant une semaine. Tu as dit demain ? Vous guérissez vite dans la profession !
— Ce n’est pas une foulure mais une simple meurtrissure. L’enflure est surtout d’origine arthritique.
— Arthritique ? Je croyais que vous n’étiez jamais malades.
— Je n’attrape jamais de maladies contagieuses. Mais aucun guérisseur n’échappe à l’arthrite, à moins d’être encore plus mal loti. C’est l’effet des immunités dont je t’ai parlé. Il arrive qu’elles dévient de leur but et qu’elles attaquent le corps même qui les a produites.
Mais Serpent ne voyait aucune raison de décrire les maladies les plus graves auxquelles les guérisseurs étaient exposés. Gabriel offrit de lui monter à déjeuner et, à sa surprise, elle constata qu’elle avait faim.
Elle prit des bains chauds et garda le lit, rendue somnolente par sa forte dose d’aspirine. C’était là l’effet que ce médicament avait sur elle. Elle reçut des visites : Gabriel venait s’asseoir à ses côtés, Larril lui apportait un plateau, Brian lui donnait des nouvelles du maire. Il n’avait pas fait appel à Serpent depuis la nuit où son maître avait voulu se lever ; Brian était meilleur garde-malade que la guérisseuse elle-même.
Elle était impatiente de partir, impatiente de franchir la vallée et la crête suivante, impatiente de prendre le chemin de la grande cité, cette ville dont les pouvoirs mystérieux la fascinaient. Et elle était impatiente de quitter le château du maire. Jamais elle n’avait joui d’un pareil confort, même au centre des guérisseurs. Et pourtant l’atmosphère en était déprimante, faite de tensions émotionnelles dont on prenait d’autant plus clairement conscience qu’elle devenait plus familière. Trop de murs pour une famille si réduite ; trop de puissance et rien pour s’en protéger. Le maire régnait en autocrate sans rien déléguer de sa puissance ; quant à Ras, il abusait de la sienne. Si fort que pût être le désir qu’elle avait de partir, Serpent sentait qu’elle en serait incapable tant qu’elle n’aurait pas fait quelque chose pour Melissa. Melissa…
Le maire possédait une bibliothèque et Larril avait apporté quelques livres à la malade. Elle essaya de lire. En temps ordinaire elle aurait absorbé plusieurs livres dans la journée ; elle savait que ses lectures, pour être beaucoup trop rapides, étaient mal digérées. Mais cette fois tout se liguait contre elle : ennui, nervosité, inquiétude, exaspération.
Au milieu de l’après-midi. Serpent se leva et, clopin-clopant, alla s’asseoir dans un fauteuil auprès de la fenêtre qui donnait sur la vallée. Elle n’avait personne à qui parler, même pas Gabriel car il était allé en ville pour y donner le signalement de son agresseur. Elle espérait qu’on allait l’appréhender, et aussi qu’on pourrait faire quelque chose pour le soigner. Un long voyage l’attendait et elle n’appréciait guère la perspective d’être hantée par la peur d’une nouvelle agression. Elle ne pouvait espérer, en cette saison, rencontrer des caravanes se dirigeant vers la cité ; si elle faisait le voyage, il faudrait le faire seule.
Grum l’avait invitée à passer l’hiver dans son village, et cette idée lui paraissait, maintenant, encore plus séduisante. Mais comment aurait-elle pu supporter d’exercer sa profession pendant six mois sans en avoir tous les moyens et sans savoir si elle pourrait jamais se racheter ? Non, elle irait à la cité, ou bien elle regagnerait le centre des guérisseurs pour y être jugée par ses maîtres.
Grum. Pourquoi ne lui amènerait-elle pas Melissa, si elle pouvait la libérer, lui faire quitter La Montagne ? Grum n’était ni belle ni obsédée par la beauté physique, et les cicatrices de Melissa ne la choqueraient nullement.
Mais il faudrait des jours pour transmettre un message à Grum et recevoir sa réponse car son village était à une grande distance vers le nord. Et Serpent dut s’avouer qu’elle ne connaissait pas suffisamment cette femme pour lui demander d’assumer une telle responsabilité. Elle soupira et se passa les doigts dans les cheveux ; elle avait un espoir, c’est que ce problème fût pris en charge par son subconscient et qu’il en émergeât tout résolu, comme il arrive dans les rêves. Elle promena son regard autour de la chambre comme si elle pouvait être conseillée par un des objets environnants.
La table proche de la fenêtre était bien garnie : un panier de fruits, un plat de galettes, du fromage, un plateau de petits pâtés de viande. Les domestiques du maire avaient tendance à suralimenter les malades ; cette longue journée de lit n’avait même pas été ponctuée par cette diversion : l’attente du repas dont on se réjouit d’avance. Lorsque Gabriel, Larril, Brian étaient entrés, et aussi les autres domestiques qui venaient faire le lit, nettoyer les carreaux, balayer les miettes – elle n’avait encore aucune idée du nombre de personnes employées à gérer la maison et à servir le maire et son fils ; chaque fois elle apprenait un nom nouveau, découvrait un nouveau visage – elle avait insisté pour qu’ils puisent dans toutes ces bonnes choses, mais elles étaient restées, pour la plupart, à peine entamées.
Serpent eut une idée subite ; elle vida presque entièrement le panier, n’y laissant que les fruits les plus succulents, puis le remplit de galettes, de fromage et de pâtés enveloppés dans des serviettes. Elle commença à écrire un mot puis, se ravisant, dessina un serpent lové sur le bout de papier, qu’elle glissa au milieu des friandises. Ayant recouvert le tout d’une serviette, elle sonna.
Un jeune garçon apparut – encore un domestique qu’elle ne connaissait pas – et elle le pria de porter le panier à l’écurie et de le déposer dans le grenier au-dessus du box de Vive. L’enfant, treize ou quatorze ans au plus, était un échalas trop vite poussé, et elle jugea prudent de lui faire promettre de ne pas piller le panier. En retour elle s’engagea à lui laisser tout ce qui restait sur la table. Certes il n’avait pas l’air sous-alimenté, mais on a toujours un peu faim lorsqu’on subit une poussée de croissance.
— Marché conclu ? demanda-t-elle.
Le garçon sourit d’une oreille à l’autre, découvrant de grandes dents blanches légèrement recourbées ; ce serait plus tard un beau jeune homme. Même les adolescents avaient le teint clair à La Montagne.
— Oui, madame.
— Parfait. Mais surtout, que le maître d’écurie ne te voie pas. Qu’il se débrouille pour sa nourriture, il est assez grand pour ça.
— Oui, madame.
De nouveau le visage de l’enfant s’épanouit en un large sourire, et il se retira avec le panier. À en juger par ses réactions, Melissa n’était pas la seule enfant exposée sans défense au caractère colérique de Ras. Piètre consolation pour la fillette. Le garçon n’était d’ailleurs pas mieux placé qu’elle pour se plaindre de Ras.
Serpent aurait voulu parler à sa jeune amie, mais la journée s’écoula sans qu’elle parût. La guérisseuse jugeait plus prudent de ne pas lui envoyer un message plus explicite que celui qu’elle avait glissé dans le panier. Elle ne voulait pas que Melissa fût battue parce qu’une étrangère se mêlait de ce qui ne la regardait pas.
Il faisait nuit déjà lorsque Gabriel entra dans sa chambre. Il était préoccupé mais n’avait pas oublié sa promesse de lui procurer une chemise neuve.
— Rien, dit-il. Aucun homme en robe du désert. Aucun type d’allure bizarre.
Serpent essaya la chemise ; elle lui allait étonnamment bien. Son précédent achat était d’un tissu brun grossier, un travail artisanal. Et elle portait maintenant une chemise beaucoup plus douce, faite d’une mousseline imprimée soyeuse, fine mais solide, blanche avec des motifs bleus compliqués. Elle s’en caressa le corps par des mouvements des épaules et des bras, effleurant du bout des doigts son riche coloris.