— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Gabriel plaintivement.
Il regardait Melissa d’un air sombre.
— Va-t-en. Je t’en parlerai demain.
Il allait protester, vit son amie changer d’expression, s’avoua vaincu et quitta la chambre. Serpent et Melissa restèrent un long moment silencieuses. La respiration de l’enfant se fit progressivement plus calme et régulière.
— Vous voyez comment les gens me regardent ?
— Oui, ma chérie. J’ai vu.
La réaction de Gabriel avait enlevé à Serpent toute illusion sur la tolérance humaine et l’avait confirmée dans son espoir de voir Melissa quitter ces lieux. Tout plutôt que d’y rester.
La colère de la jeune femme s’élevait lentement, dangereusement, inexorablement. Une enfant défigurée, blessée, terrifiée avait droit à une initiation sexuelle menée avec douceur tout autant et peut-être davantage qu’une enfant belle et sûre de soi. Le lot de Melissa, pourtant, avait été d’être défigurée, blessée, terrifiée encore davantage. Et humiliée. Serpent continuait à la bercer. La petite fille s’accrochait à elle, toute heureuse, comme aurait pu faire une enfant beaucoup plus jeune.
— Melissa…
— Oui, madame ?
— Ras est un homme méchant. Il faut vraiment être méchant pour l’avoir fait le mal qu’il t’a fait. Je te promets qu’il ne te fera plus souffrir.
— Si ce n’est pas lui, ce sera un autre. Je ne serai pas plus avancée.
— Rappelle-toi comme tu as été surprise qu’on ait essayé de me voler.
— Mais c’était un fou. Ras n’est pas fou.
— Il y a plus de fous de ce genre que d’hommes comme Ras.
— L’autre est comme Ras. Il vous a obligée…
— Non, c’est moi qui l’ai invitée à rester avec moi. Il y a des choses que les gens peuvent faire les uns pour les autres…
Melissa leva les yeux. Serpent ne put discerner si son visage exprimait la curiosité ou l’inquiétude, en raison de la rigidité provoquée par les terribles cicatrices de brûlure. Elle remarqua, pour la première fois, que ces cicatrices lui descendaient au-dessous du cou. Serpent sentit son visage se vider de son sang.
— Madame, qu’avez-vous ?
— Dis-moi quelque chose, chérie. Jusqu’où as-tu été brûlée ? Jusqu’où s’étendent les cicatrices ?
L’œil droit de Melissa se rétrécit ; c’était pour elle la seule façon possible de froncer les sourcils. Et elle montra l’étendue de ses brûlures en joignant le geste à la parole : le visage, l’omoplate gauche, la poitrine jusqu’au bas de la cage thoracique, un côté du corps.
— Jusqu’ici.
— Pas plus bas ?
— Non. Mon bras est resté longtemps raide.
Elle fit une rotation de l’épaule gauche ; elle n’avait pas la souplesse normale.
— J’ai eu de la chance. Si ç’avait été plus grave, je ne pourrais plus aller à cheval et personne n’aurait intérêt à me garder en vie.
Serpent, soulagée, expira longuement. Elle avait vu des gens si gravement brûlés qu’ils n’avaient plus de vie sexuelle, ni organes externes, ni capacité d’éprouver du plaisir. Melissa l’avait rassurée sur son compte, et sa protectrice en remercia tous les dieux de tous les peuples du monde. Ras l’avait fait souffrir, mais c’était parce qu’elle n’était qu’une enfant, et lui un grand homme brutal ; ce n’était pas parce que le feu avait détruit toute autre sensation que la douleur.
— Les gens peuvent se donner du plaisir l’un à l’autre. C’est pourquoi nous étions ensemble, Gabriel et moi. Je voulais être touchée par lui, et lui par moi. Mais si quelqu’un fait cela à une autre personne sans se soucier de ce qu’elle éprouve… contre son gré…
Elle s’interrompit ; elle ne pouvait comprendre qu’on pût être assez dépravé pour faire de l’acte sexuel une agression.
— Ras est un homme méchant, répéta-t-elle.
— L’autre ne vous a pas fait mal ?
— Non. Nous faisions cela pour notre plaisir.
— D’accord, dit Melissa du bout des lèvres.
— Je peux te montrer.
— Non ! Non, je vous en prie !
— Ne t’inquiète pas, dit Serpent. Ne t’inquiète pas. Désormais personne ne te fera rien contre ton gré.
— Madame Serpent, vous ne pouvez pas l’en empêcher. Moi non plus. Vous devez partir et je dois rester.
Tout plutôt que de rester ici, avait décidé Serpent. Tout. Même l’exil. Selon son désir, la réponse au problème qu’elle se posait lui était venue comme en rêve, elle s’imposait subitement à son esprit ; elle riait et pleurait à la fois, se reprochant de n’y avoir pas pensé plus tôt.
— Voudrais-tu venir avec moi si c’était possible ?
— Avec vous ?
— Oui.
— Madame Serpent… !
— Les guérisseuses adoptent leurs enfants, le savais-tu ? Je ne m’en étais pas rendu compte, mais voilà longtemps que je veux un enfant.
— Mais vous pourriez choisir.
— C’est toi que je choisis si tu veux être ma fille.
Melissa se pelotonna contre la jeune femme.
— Ils ne vont jamais me lâcher murmura-t-elle. J’ai peur.
Serpent caressa les cheveux de Melissa et regarda par la fenêtre la nuit piquée des lumières éparses de cette belle et riche ville de La Montagne. Un peu plus tard, au moment de succomber au sommeil, Melissa chuchota :
« J’ai peur »
8
Serpent s’éveilla aux premiers rayons d’un lever de soleil écarlate. Melissa avait disparu. Elle avait dû s’esquiver en catimini pour regagner son écurie. Serpent craignait pour elle.
Elle s’extirpa de la banquette sur laquelle elle était recroquevillée et regagna sa chambre à pas feutrés, toujours enveloppée de sa couverture. La tour était fraîche et silencieuse. Gabriel était parti. Tant mieux, pensa-t-elle ; elle était exaspérée contre lui et ne voulait pas galvauder sa colère. Ce n’était pas lui qui en était digne, et cette fureur trouverait un meilleur emploi. Elle se leva, puis s’habilla en contemplant la vue de la vallée, encore ombragée en grande partie par les pics se dressant à l’est. Elle voyait la zone obscure perdre lentement du terrain du côté de l’écurie et du quadrillage régulier des paddocks aux clôtures blanches.
Soudain un cheval surgit au soleil, et son ombre, démesurément allongée, progressa sur le pré étincelant en une marche fantastique. C’était le grand étalon pie ; Melissa était perchée sur son dos.
Le cheval partit au petit galop, traversant le pré d’un mouvement régulier. Serpent enviait à sa protégée le plaisir de chevaucher ainsi, le visage fouetté par l’air frais du matin. Il lui semblait entendre le bruit creux des sabots sur le sol, sentir le parfum de l’herbe tendre, voir jaillir sur son passage les gouttes de rosée étincelantes.
L’étalon galopait, sa crinière et sa queue flottant au vent. Melissa était presque couchée sur son garrot. Un des hauts murs de clôture se dressa devant elle.
Serpent retint son souffle, persuadée que l’enfant n’était plus maîtresse de sa monture. Le cheval maintenait son allure. Serpent se pencha par la fenêtre comme pour les retenir dans leur course avant que l’étalon ne projette sa cavalière sur le mur. On sentait qu’il bandait ses muscles alors que Melissa était d’un calme souverain. Le cheval prit son élan et, en un vol majestueux, franchit l’obstacle impeccablement.
Il ralentit ensuite l’allure, passant du petit galop au trot pour regagner enfin l’écurie à pas posés, noblement, comme s’il n’était pas plus pressé que Melissa de la réintégrer.
La fillette venait de dissiper tous les doutes que Serpent pouvait avoir sur la véracité de ses dires. Elle avait la certitude que Ras abusait d’elle car, à cet égard, sa détresse et sa gêne ne pouvaient être feintes, mais Serpent s’était interrogée sur la réalité de ses prouesses d’écuyère : n’était-ce pas un fantasme explicable ? Non, l’enfant montait bien le cheval de Gabriel. Elle était utile à Ras et sa libération n’en serait que plus difficile. Serpent appréhendait de s’adresser directement au maire, car ils n’avaient l’un pour l’autre aucune sympathie. Comment faire accepter à quiconque ce qu’elle savait de Ras : que c’était un être abject ? À ses yeux même, la chose, vue au grand jour, était à peine croyable. Et Melissa était trop terrorisée pour accuser Ras directement. C’était bien naturel.