— Laissez partir Melissa avec Gabriel. Son éducation, pour être entreprise si tardivement, prendra peut-être plus longtemps qu’à l’ordinaire. Mais il y va de sa santé et de sa sécurité. Même si Ras l’aime – ce mot faillit l’étrangler –, l’aime trop pour la confier aux guérisseurs, il n’ira pas lui refuser cela.
La face rougeaude de Ras pâlit.
— Middlepath ? dit le maire, se renfrognant. Nous avons ici d’excellents éducateurs. Pourquoi faudrait-il l’envoyer à Middlepath ?
— Je sais que vous faites grand cas de la beauté, mais je crois que vous prisez aussi la maîtrise de soi. Que Melissa en apprenne les techniques, dût-elle chercher ailleurs une éducatrice.
— Vous prétendez que cette enfant n’a jamais été éduquée ?
— Bien sûr que si ! cria Ras. C’est un subterfuge pour soustraire cette enfant à notre tutelle ! Vous vous croyez tout permis ! hurla-t-il à l’adresse de la guérisseuse. Vous croyez pouvoir vous amener ici pour tout chambouler à votre guise, et vous avez la prétention de faire avaler tout ce que vous pouvez raconter sur moi, vous et cette petite morveuse ingrate ? Tout le monde vous craint, vous et vos reptiles visqueux, mais moi je n’ai pas peur. Lâchez-en un contre moi, allez-y, et je l’écrabouillerai.
Il se tut brusquement et jeta des regards autour de lui comme s’il avait oublié où il se trouvait. On eût dit un acteur incapable de réussir sa sortie.
— Vous n’avez rien à craindre de mes serpents, dit Serpent.
Mais le maire, indifférent à cette empoignade, se pencha sur Melissa.
— Mon enfant, as-tu été confiée à une éducatrice ?
Melissa hésita, puis répondit :
— Je ne sais pas ce que c’est.
— Personne ne voudrait d’elle, dit Ras.
— Ne dis pas de bêtises. Nos éducatrices ne refusent personne. Oui ou non, as-tu fait le nécessaire ?
Ras, les yeux fixés sur ses genoux, ne répondait pas.
— C’est facile à vérifier.
— Non, monsieur.
— Non ! Tu dis non ?
Le maire écarta ses draps d’un coup sec, trébucha, se rattrapa. Il se dressa devant Ras ; les deux hommes se faisaient face, tous deux grands et beaux, l’un livide de rage, l’autre blême devant cette fureur.
— Pourquoi non ?
— Elle n’en a pas besoin.
— Comment peux-tu oser dire une chose pareille ? cria le maire se courbant toujours davantage sur le maître d’écurie, qui, dans un mouvement de recul, se tassait au creux de son fauteuil. Tu oses mettre sa vie en danger, tu oses la condamner à l’ignorance et à l’insécurité ?
— Elle n’est pas en danger. Elle n’a pas besoin de protection… qui voudra jamais la toucher ?
— Toi, tu me touches ! cria Melissa, et elle alla se jeter sur Serpent, qui la serra dans ses bras.
— Toi… ?
Le maire se redressa et fit un pas en arrière. Brian, en une apparition silencieuse, le soutint contre l’effort excessif infligé à sa jambe.
— Que veut-elle dire, Ras ? Pourquoi a-t-elle l’air terrorisée ?
Ras secoua la tête.
— Faites-le parler ! cria Melissa, campée face aux deux hommes. De force ! insista-t-elle.
Le maire s’avança vers elle en boitillant et se pencha sur elle gauchement. Il la regarda droit dans les yeux, et elle soutint son regard.
— Je sais qu’il te fait peur, Melissa. Mais pourquoi lui fais-tu tellement peur ?
— Parce que Mme Serpent me croit.
Le maire fit une longue inspiration.
— Etais-tu consentante ?
— Non, murmura-t-elle.
— Sale petite mioche ingrate ! hurla Ras. Affreuse chipie ! Qui, à part moi, voudra d’elle ?
Sourd à ces insultes, le maire prit la main de Melissa dans les siennes.
— La guérisseuse sera désormais ta tutrice. Tu es libre de partir avec elle.
— Merci, merci, Monsieur le Maire.
Le maire se redressa en titubant.
— Brian, trouve-moi ses certificats de tutelle dans les archives… Assieds-toi, Ras… Autre chose, Brian ; il me faut un messager à cheval. Pour aller en ville et faire venir les redresseurs.
— Espèce de marchande d’esclaves, grommela Ras. C’est comme ça que vous nous volez nos enfants ? Les gens vont…
— Tais-toi, Ras, dit le maire, qui, tout pâle, paraissait beaucoup plus épuisé que ne l’eût justifié le bref effort qu’il venait de fournir. Je ne puis t’exiler, et je suis responsable de la sécurité de mes administrés. Je dois protéger leurs enfants. Ce dont tu souffres, j’en souffre aussi, et il faut y porter remède. Veux-tu voir les redresseurs ?
— Je n’ai que faire des redresseurs.
— Que préfères-tu ? Accepter de les voir ou être jugé.
Ras se laissa tomber lentement dans son fauteuil et fit un signe de tête affirmatif.
— J’accepte de les voir.
Serpent se leva, le bras sur les épaules de Melissa. L’enfant tenait sa protectrice par la taille, la tête légèrement tournée de telle sorte que sa brûlure était presque cachée. Elles sortirent.
— Merci, guérisseuse, dit le maire.
— Au revoir, dit Serpent, et elle ferma la porte.
Elle regagna sa chambre avec Melissa, le long du couloir aux échos sonores.
— J’ai eu une de ces peurs ! dit Melissa.
— Moi aussi. Pendant un moment j’ai pensé qu’il allait falloir t’enlever.
— Vous l’auriez fait ?
— Oui.
— Je regrette.
— Tu regrettes ! Quoi donc ?
— J’aurais dû vous faire confiance. Oui, j’aurais dû. C’est ce que je ferai toujours à partir d’aujourd’hui. Je n’aurai plus peur.
— Tu avais le droit d’avoir peur, Melissa.
— En tout cas c’est fini. Pour toujours. Où allons-nous ?
C’était la première fois, depuis que l’enfant avait offert à Serpent de monter Ecureuil, que sa voix exprimait l’assurance et l’enthousiasme sans aucune nuance de peur.
— Eh bien, le mieux, je pense, c’est que tu ailles vers le nord pour gagner le centre des guérisseurs. Chez moi.
— Et vous ?
— J’ai encore une chose à faire avant de rentrer. Ne t’inquiète pas, tu pourras faire près de la moitié du chemin avec Gabriel. Je te donnerai une lettre à remettre aux guérisseurs. Comme tu auras Ecureuil, on saura que c’est moi qui t’ai envoyée là-bas.
— Je préfère aller avec vous.
Voyant à quel point Melissa était ébranlée, Serpent se reprit.
— Moi aussi, je préférerais t’avoir avec moi, tu peux m’en croire. Mais il faut que j’aille à la grande cité et ça pourrait être dangereux.
— Je n’ai pas peur des fous. Et si je suis avec vous, nous pourrons faire le guet.
Ce fut un choc pour Serpent, car elle avait perdu de vue son agresseur.
— Oui, c’est là un autre problème. Mais l’hiver approche avec ses tempêtes. Je ne sais pas si j’aurais le temps de rentrer avant la mauvaise saison.
Serpent préférait imaginer l’enfant bien installé au centre des guérisseurs, avant son retour, pour le cas où son voyage au Centre serait un échec. Dans cette hypothèse les guérisseurs pourraient garder Melissa même s’ils renvoyaient sa mère adoptive.
— Je n’ai pas peur des tempêtes, dit l’enfant.
— Je sais. Mais je ne vois aucune raison à t’exposer à un danger.
Melissa ne répondit pas. Serpent s’agenouilla et tourna l’enfant face à elle.
— Est-ce que tu t’imagines que c’est moi, à présent, qui cherche à t’éviter ?
Au bout d’un moment Melissa répondit.
— Je ne sais plus ce qu’il faut penser, madame Serpent. Vous m’avez dit que si je ne vivais plus ici je serais responsable de mes actions, que ce serait à moi de décider ce qu’il faut faire. Mais je trouve que ce ne serait pas bien de vous laisser seule avec le fou et les tempêtes.