— Je ne serai pas seule. Melissa m’accompagne.
— Oh !
Gabriel avait l’air peiné.
— Je l’ai adoptée, Gabriel. La Montagne ne lui convient pas. Pas plus qu’à toi pour le moment. Je puis l’aider mais tout ce que je pourrais faire pour toi, c’est de te faire vivre sous ma protection. Et je m’y refuse. Jamais tu ne pourras te réaliser si tu n’as pas ta liberté.
Serpent rangea dans une poche de la sacoche un sac contenant de l’aspirine, du dentifrice, un peigne et du savon, puis, s’asseyant à côté de Gabriel, prit sa main douce et puissante.
— Ici on te fait la vie dure. Avec moi l’existence serait peut-être trop facile. Cela ne vaudrait pas mieux.
Il porta à ses lèvres la main de Serpent et l’embrassa sur le dessus, basané et couturé, puis sur la paume.
— Tu vois comme tu apprends vite.
De sa main libre, elle caressa ses beaux cheveux blonds.
— Te reverrai-je jamais ?
— Je ne sais pas. Probablement pas. Ce sera inutile, ajouta-t-elle avec un sourire.
— Je voudrais bien te revoir, dit Gabriel, songeur et triste.
— Fais ton chemin dans le monde. Prends ta vie en main et forge ton destin.
Il se leva, se courba, et embrassa Serpent. Elle se leva et lui rendit son baiser plus tendrement qu’elle n’aurait voulu. Elle regrettait qu’ils n’eussent pas plus de temps, ou que leur première rencontre ne se fût pas produite un an plus tard. Ouvrant ses doigts en éventail sur le dos du jeune homme elle transforma leur baiser en une étreinte.
— Au revoir, Gabriel.
— Au revoir. Serpent.
La porte se referma doucement derrière lui.
Serpent fit sortir Brume et Sable de leur sacoche pour leur donner quelques moments de liberté avant le grand départ. Ils glissèrent sur son pied et autour de sa jambe tandis qu’elle regardait par la fenêtre.
On frappa à la porte.
— Un instant.
Elle fit ramper Brume le long de son bras et sur son épaule, puis recueillit Sable dans ses deux mains, il n’allait pas tarder à devenir trop grand pour se lover confortablement autour de son poignet.
— Vous pouvez entrer.
Brian parut, puis recula brusquement.
— Ne craignez rien. Ils sont calmes.
Sans reculer davantage, Brian observa les serpents attentivement. Leurs têtes se tournaient à l’unisson au gré des mouvements de leur maîtresse ; ils sortaient et rentraient la langue d’un coup sec, regardant tous deux l’intendant et le flairant.
— Je vous apporte les papiers de l’enfant. Ils certifient que vous êtes désormais sa tutrice.
Serpent enroula le crotale autour de son bras droit et prit de la main gauche les papiers que Brian lui tendait délicatement. Elle les regarda avec curiosité. Le parchemin était raide et froissé, encombré de cachets de cire. La signature en pattes de mouche de l’édile en occupait un coin, le côté opposé portant celle de Ras, prétentieuse et tremblée.
— Ras peut-il exercer un recours quelconque contre ce document ?
— Il en aurait la possibilité mais je crois qu’il n’en fera rien. Supposons qu’il prétende qu’il a signé contraint et forcé, il faudra qu’il précise la nature de cette contrainte. Alors il aurait à s’expliquer sur d’autres… contraintes. Je pense qu’il préfère s’avouer vaincu sans y être forcé publiquement.
— Bien.
— Autre chose, guérisseuse.
— Oui ?
Il tendit à la jeune femme un petit sac pesant, rempli de pièces qui tintaient avec le bruit clair et dur de l’or. Serpent jeta sur Brian un regard narquois.
— Votre rétribution, dit-il, et il tendit à la guérisseuse un reçu et une plume pour signer.
— Le maire craint-il toujours d’être accusé de trafic d’esclaves ?
— Ça pourrait arriver. Mieux vaut être sur ses gardes.
Serpent modifia comme suit les termes du reçu :
« Accepté pour paiement du travail de ma fille comme dresseuse de chevaux. » Puis elle signa et rendit le papier à Brian.
— C’est mieux ainsi. Ce n’est que justice pour Melissa, et si ses services sont rétribués, il est bien évident qu’elle n’est pas esclave.
— Cela confirme que vous l’avez adoptée. Je pense que le maire sera satisfait.
Serpent glissa la bourse d’or dans une poche de la sacoche de selle et fit rentrer Brume et Sable dans leurs logements. Elle haussa les épaules. « Après tout, que m’importe. Du moment que Melissa peut partir. » Elle se sentit envahie par une soudaine dépression. En déployant tant de ténacité et d’arrogance pour tout plier à sa volonté, n’avait-elle pas, peut-être, bouleversé la vie des autres sans profit pour eux ? Elle ne doutait pas qu’elle eût bien fait d’arracher Melissa à la tyrannie de Ras. Quant à savoir si Gabriel avait gagné au change, ou le maire, ou même Ras…
La Montagne était une ville riche, et la plupart de ses habitants semblaient heureux ; ils étaient certainement plus heureux et plus en sécurité qu’avant l’entrée en fonction du maire, vingt ans auparavant. Mais quel profit les enfants de son propre foyer en avaient-ils retiré ? Serpent était heureuse de quitter ces lieux, heureuse aussi du départ de Gabriel, quelles que dussent en être les conséquences.
— Guérisseuse ?
— Oui, Brian ?
Il posa un instant la main sur l’épaule de la jeune femme. « Merci », dit-il. Lorsque Serpent se retourna, il avait déjà, silencieusement, disparu.
Tandis que la porte de sa chambre se refermait avec douceur. Serpent entendit claquer une autre porte avec un bruit sourd, celle de la grande entrée du château. Regardant par la fenêtre, elle vit Gabriel sur son grand cheval pie. Le jeune homme dirigea ses regards sur la vallée, puis se retourna lentement pour faire face à la fenêtre de son père. Il la fixa un long moment. Serpent n’eut pas besoin de tourner les yeux vers l’autre tour pour savoir, d’après l’attitude de Gabriel, que son père ne se montrait pas. Le jeune homme voûta les épaules, puis se redressa, et lorsqu’il jeta un regard sur la tour de Serpent, il avait une expression sereine. Il la vit et lui adressa un sourire triste et plein d’humilité. Il la salua de la main. Elle lui rendit son salut.
Quelques minutes plus tard le cheval pie, agitant sa longue queue noire et blanc, disparut au dernier tournant visible de la piste du nord. D’autres sabots résonnèrent dans la cour. L’esprit de Serpent fut ramené à son propre voyage. Melissa, montant Ecureuil et tenant Vive par la bride, lui fit un signe. Serpent sourit et acquiesça de la tête ; puis elle jeta ses sacoches de selle sur son épaule, prit le sac aux serpents et alla rejoindre sa fille.
9
Arevin sentait un air frais et pur lui fouetter le visage. Il appréciait le climat de la montagne, l’absence de poussière, de chaleur, de sable envahissant. Il s’arrêta en haut d’un col, son cheval à ses côtés, pour contempler le pays où Serpent avait été élevée. Un pays radieux et très vert, généreusement arrosé. Il voyait et il entendait couler librement ses eaux, notamment celles de la rivière serpentant au centre de la vallée qu’il dominait. À un jet de pierre de la piste, une source jaillissait sur le roc moussu. Arevin sentait croître son respect pour Serpent. Elle appartenait à un peuple sédentaire qui vivait là toute l’année. Elle s’était donc aventurée dans le désert sans que rien l’eut préparée à son climat extrême ni à l’aspect désolé de ses étendues de sable noir. Arevin lui-même avait été surpris par la sévérité du désert central. Ses cartes étaient anciennes ; aucun membre de son clan encore en vie ne les avait jamais utilisées. Mais elles lui avaient permis de se diriger sans encombre en suivant une ligne d’oasis en lesquelles on pouvait se fier. La saison était tellement avancée qu’il n’avait rencontré absolument personne ; personne pour le conseiller sur un itinéraire, personne pour le renseigner sur Serpent.