Il sauta à cheval et descendit la piste menant à la vallée de la guérisseuse.
Avant d’arriver aux premières habitations, il atteignit un petit verger d’aspect insolite. Les arbres les plus éloignés de la route étaient adultes, noueux, tandis que les plus proches étaient tout jeunes ; entre les deux il semblait qu’on eût planté quelques arbres annuellement pendant de nombreuses années. Un garçon de quatorze ou quinze ans paressait à l’ombre en croquant un fruit. Arevin s’étant arrêté, il jeta sur lui un regard, se leva et se dirigea vers lui. Arevin fit avancer son cheval à la lisière du pré, et ils se rencontrèrent sous une rangée d’arbres qui pouvaient avoir cinq ou six ans.
— Salut, dit le garçon. Une poire ? ajouta-t-il en tendant un fruit à Arevin. Les pêches et les cerises sont terminées et les oranges ne sont pas encore mûres.
Chaque arbre portait des fruits de formes différentes, constata Arevin, mais des feuilles d’un modèle unique. Il tendit vers la poire une main hésitante, se demandant si le sol où poussaient les arbres n’était pas empoisonné.
— Ne t’inquiète pas. Il n’y a pas de cratères par ici. Pas de radioactivité.
Sur ce Arevin retira sa main. Il n’avait pas dit un mot, pourtant l’adolescent semblait avoir deviné ses pensées.
— J’ai fait pousser cet arbre moi-même, et je n’emploie jamais de mutagènes radioactifs.
C’était là de l’hébreu pour Arevin, mais il croyait pourtant comprendre que le fruit était sans danger. Il enviait ce garçon de lire ainsi en son esprit. Incapable de l’égaler sur ce terrain mais ne voulant pas être impoli, il prit la poire.
— Merci.
Voyant le jeune arboriculteur l’observer avec une sorte de curiosité avide, Arevin mordit dans le fruit. Il était à la fois doux et aigre, très juteux. Il y mordit à nouveau.
— C’est très bon, dit-il. Je n’ai jamais vu une plante capable de produire quatre choses différentes.
— Premier projet, dit le garçon désignant d’un geste les arbres adultes. Nous y passons tous. C’est un travail un peu simplet, mais c’est la tradition.
— Je comprends.
— Je m’appelle Thad.
— Je suis honoré de faire ta connaissance, dit Arevin. Je suis à la recherche de Serpent.
— Serpent ! (Thad fronça les sourcils.) Si tu viens de loin, tu as fait le voyage pour rien. Elle n’est pas là. Et même elle ne doit rentrer que dans plusieurs mois.
— Mais je n’ai pas pu la dépasser en route !
Jusque-là affable et serviable, l’expression du visage de Thad se fit soucieuse.
— Tu veux dire qu’elle rentre déjà ? Pourquoi donc ? Rien de cassé ?
— Elle m’a quitté en bonne santé. Elle aurait dû parvenir au but depuis longtemps si rien ne lui était arrivé.
Arevin fut assailli par des images d’accidents : c’était là, contrairement aux morsures de vipère, une chose à laquelle elle n’était pas invulnérable.
— Hé ! Tu ne te sens pas mal ?
Thad l’avait pris par le coude pour le soutenir.
— Ça va, dit Arevin, mais sa voix tremblait.
— Si tu es malade, je n’ai pas terminé mon apprentissage, mais tu peux être soigné par un autre guérisseur.
— Non, non, je ne suis pas malade, mais je ne comprends pas comment j’ai pu arriver ici avant elle.
— Mais pourquoi rentre-t-elle si tôt ?
Arevin fixa son regard sur le jeune homme, devenu aussi soucieux que lui-même.
— Je pense qu’il ne m’appartient pas de le raconter à sa place. Il faudrait peut-être que je parle à ses parents. Veux-tu me montrer où ils habitent ?
— Si je pouvais, je le ferais. Mais elle n’a pas de parents. Ne puis-je pas en tenir lieu ? Je suis son frère.
— Je suis désolé. Je ne savais pas que tu avais perdu tes parents.
— Pas forcément. Je ne sais pas. J’ignore qui sont mes parents. Et aussi ceux de Serpent.
Arevin était vraiment déconcerté. Jamais il n’avait éprouvé la moindre difficulté à comprendre Serpent. C’était à peine s’il avait compris, pensait-il, la moitié de ce que ce garçon lui avait dit.
— Si tu ne sais pas qui sont tes parents ni ceux de Serpent, comment peux-tu être son frère ?
Thad le regarda ironiquement.
— Tu n’as pas l’air de savoir grand-chose sur les guérisseurs.
— Non, dit Arevin, sentant que la conversation prenait un nouveau tournant inattendu. Nous avons entendu parler de vous, mais Serpent est la seule à avoir visité mon clan.
— Je te posais la question parce qu’il est bien connu que nous sommes tous des enfants adoptifs. Plus exactement, nous n’avons pas de familles. Nous formons tous une seule famille.
— Pourtant, tu as dit être son frère comme si elle n’en avait pas d’autre.
En fait Thad ne ressemblait aucunement à Serpent ; il avait bien les yeux bleus comme elle, mais d’un autre bleu.
— Nous nous considérons vraiment comme frère et sœur. Quand j’étais petit je faisais souvent des bêtises, et elle prenait toujours ma défense.
— Je comprends, dit Arevin, mettant pied à terre et ajustant la bride de son cheval. Vous n’êtes pas apparentés par le sang, mais tu as pour elle certains sentiments personnels. C’est exact ?
— Oui.
Thad avait perdu son attitude insouciante.
— Si je te dis pourquoi je suis venu, voudras-tu me conseiller en pensant avant tout au bien de Serpent, même si tu dois pour cela aller à rencontre de vos propres habitudes ?
Arevin fut heureux de ne pas recevoir une réponse rapide, qui eût risqué d’être une réaction impulsive et émotionnelle.
— Il est arrivé quelque chose de grave, n’est-ce pas ?
— Oui. Et elle dit que c’est par sa faute.
— Vous aussi, vous avez pour elle certains sentiments, je suppose ?
— Oui.
— Ces sentiments sont partagés ?
— Je pense que oui.
— Je suis toujours de son côté, dit Thad. Toujours.
Arevin déboucla la bride du cheval et l’en débarrassa pour lui permettre de brouter. Il s’assit sous l’arbre fruitier de Thad, qui prit place auprès de lui.
— Je viens de l’autre côté du désert du Ponant. Là-bas, nous n’avons pas de bons serpents, mais seulement ces vipères des sables dont la morsure est mortelle.
Arevin raconta toute l’histoire et attendit la réaction de Thad. Mais le jeune guérisseur observa un long silence, les yeux fixés sur ses mains balafrées.
— Son serpent du rêve a été tué, dit-il enfin.
C’était un coup pour Thad, sa voix désespérée le montrait bien, et Arevin en fut glacé jusqu’à la moelle.
— Ce n’était pas sa faute, dit Arevin.
Thad savait maintenant quelle crainte les serpents inspiraient au clan, et même quelle mort horrible avait enlevé la sœur d’Arevin. Et pourtant il était évident que ce garçon ne comprenait pas. Il leva les yeux vers son visiteur.
— Je ne sais que vous dire. C’est épouvantable, dit-il, jetant un regard autour de lui et se frottant le front du revers de sa main. Je pense que nous ferions mieux d’en parler à Silver. C’était une des maîtresses de Serpent et c’est aujourd’hui notre doyenne.
Arevin hésita.
— Est-ce la bonne solution ? Tu me pardonneras, mais si toi, un ami de Serpent, ne peux comprendre comment tout cela s’est produit, comment pourrait-on espérer le faire comprendre à l’un quelconque des autres guérisseurs ?