— Je l’ai compris.
— Tu sais ce qui est arrivé mais tu ne l’as pas compris. Je ne voudrais pas t’offenser, mais ce que je dis est vrai, hélas !
— Peu importe, dit Thad. Je veux l’aider tout de même. Silver aura une bonne inspiration.
La vallée ravissante habitée par les guérisseurs contenait des zones parfaitement incultes à côté de lieux hautement civilisés. Arevin voyait ce qui lui semblait être la plus vierge des forêts vierges, antique et immuable, s’étendre à perte de vue sur l’adret. Mais juste au-dessous de la sylve impressionnante des arbres sombres, vénérables, des moulins en rangs serrés tournaient allègrement. Arbres et moulins s’harmonisaient parfaitement.
Le centre des guérisseurs était un endroit paisible une petite ville aux maisons de bois et de pierre bien bâties. Thad était salué d’un mot ou d’un geste, Arevin d’un petit signe de tête. La brise leur apportait les cris affaiblis de jeux d’enfants.
Thad laissa le cheval d’Arevin dans un pré, puis conduisit le visiteur à un bâtiment plus grand que les autres, situé un peu à l’écart. Ils entrèrent et Arevin fut surpris de constater que ses murs n’étaient pas de bois, mais revêtus de carreaux de céramique d’un blanc brillant. Même aux endroits sans fenêtres, l’éclairage avait l’éclat de la lumière du jour ; ce n’était pas la lueur bleue irréelle des lampes bioluminescentes ni la douce lumière jaune des lampes à gaz.
L’activité qui régnait en ce lieu contrastait avec l’atmosphère paisible de la ville elle-même. Par une porte entrouverte Arevin vit des enfants plus jeunes que Thad penchés sur des instruments compliqués, complètement absorbés par leur travail.
— Les labos, dit Thad. Nous rodons les lentilles de microscope ici-même au centre. Nous fabriquons aussi notre verrerie.
Arevin se fit la réflexion qu’il ne voyait autour de lui, là comme en ville, que des jeunes et des vieux. Des élèves sans doute, et leurs enseignants. Serpent et les autres étaient partis pour exercer leur métier.
Ils montèrent un étage, suivirent un couloir garni d’un tapis et Thad frappa doucement à une porte. Ils attendirent quelques minutes, ce qui parut tout à fait normal au futur guérisseur car il ne manifesta aucune impatience. Finalement une voix plaisante, assez aiguë, les invita à entrer.
Ils pénétrèrent dans une pièce moins sévère et dépouillée que les labos, lambrissée, avec une grande fenêtre donnant sur les moulins à vent. Arevin n’ignorait pas l’existence des livres mais n’en avait jamais vu un seul. Là ils recouvraient deux murs entiers, alignés sur des étagères. La vieille guérisseuse était assise dans un fauteuil à bascule ; elle lisait un livre.
— Thad ! dit-elle d’un ton à la fois accueillant et interrogateur.
— Bonjour Silver, dit Thad, et il présenta Arevin. C’est un ami de Serpent. Il est venu de loin pour nous parler.
— Asseyez-vous.
Sa voix et ses mains tremblaient légèrement. Elle était très âgée, avec des articulations enflées et tordues. Elle avait la peau lisse, douce et diaphane, les joues et le front sillonnés de rides profondes. Ses yeux étaient très bleus.
À l’exemple de Thad, Arevin s’assit sur une chaise. Il se sentait mal à l’aise ; il avait l’habitude de s’asseoir en tailleur.
— Que voulez-vous me dire ?
— Serpent est-elle pour vous une amie, ou seulement votre ancienne élève ? dit Arevin.
Il crut qu’elle allait rire, mais elle le fixa d’un regard sombre.
— Une amie.
— C’est Silver qui a proposé qu’on la nomme Serpent, dit Thad. Crois-tu donc que je t’aurais présenté à la première personne venue ?
Pourtant, Arevin hésitait à raconter son histoire à cette vieille femme bienveillante, car sa mémoire fidèle avait trop bien retenu ces mots de Serpent : « Mes maîtres donnent rarement à leurs élèves le nom que je porte, et ils seront déçus. » La déception de Silver serait-elle assez forte pour condamner Serpent à l’exil ?
— Qu’est-ce qui ne va pas ? dit Silver. Serpent est mon amie et je l’aime. Tu n’as rien à craindre de moi.
Arevin, pour la seconde fois, fit le récit de la mort de Sève tout en étudiant attentivement le visage de Silver. Elle ne changea pas d’expression. L’expérience de toute une vie lui permettait certainement de comprendre mieux que Thad ce qui était arrivé.
— Ainsi donc elle a traversé le désert, dit-elle en hochant la tête. C’est bien là ma petite Serpent, courageuse et impulsive.
— Silver, dit Thad, que pouvons-nous faire ?
— Je ne sais pas, mon cher, dit-elle en soupirant. Je regrette qu’elle ne soit pas revenue.
— À coup sûr les petits serpents meurent un jour, dit Arevin. Et d’autres ont dû être perdus accidentellement. Que fait-on dans ce cas ?
— Ils ont une vie longue, dit Thad, plus longue parfois que celle des guérisseurs. Ils se reproduisent difficilement.
— Nous formons de moins en moins de guérisseurs faute d’avoir suffisamment de serpents du rêve, dit Silver de sa voix vaporeuse.
— Les qualités de Serpent devraient lui donner droit à un autre serpent, dit Arevin.
— On ne peut donner ce que l’on n’a pas, répliqua Silver.
— Elle pensait qu’il en était peut-être né quelques-uns.
— C’est tellement rare d’en voir éclore, dit la vieille femme tristement.
Thad lui dit en évitant son regard :
— L’un d’entre nous pourrait décider de ne pas terminer ses études.
— Thad, nous n’en avons pas assez pour vous tous. Tu t’imagines que Serpent irait te demander de restituer le serpent du rêve qu’elle t’a donné ?
Thad haussa les épaules, continuant à éviter le regard de Silver et celui d’Arevin.
— Elle n’aurait pas à le demander. Je lui donnerais de moi-même.
— Nous ne pouvons pas décider sans Serpent. Il faut qu’elle rentre au Centre.
Arevin, les yeux fixés sur ses mains, se rendait compte que ce dilemme ne serait pas aisément résolu, qu’il ne serait pas simple d’expliquer aux guérisseurs ce qui s’était produit, et d’obtenir le pardon de Serpent.
— Vous ne devez pas la punir pour une faute commise par mon clan, répéta-t-il.
Silver secoua la tête.
— Ce n’est pas une question de punition. Mais sans serpent du rêve, elle ne peut être guérisseuse, et je n’en ai pas à lui donner.
Ils restèrent assis en silence. Au bout de quelques minutes Arevin se demanda si la vieille femme s’était assoupie. Il sursauta lorsqu’elle lui parla sans détacher son regard de la vue de sa fenêtre.
— Vas-tu continuer à la chercher ?
— Oui, dit-il sans hésitation.
— Lorsque tu la trouveras, dis-lui de rentrer, s’il te plaît. Le conseil se réunira avec elle.
Thad se leva. Déprimé par un profond sentiment d’échec. Arevin comprit qu’ils étaient congédiés.
Ils sortirent, quittant les ateliers aux machines étranges, aux éclairages étranges, aux odeurs étranges. Le soleil se couchait, projetant de longues ombres parallèles qui se perdaient dans l’obscurité.
— Où puis-je la chercher ? dit soudain Arevin.
— Quoi ?
— Je suis venu ici pensant y trouver Serpent. Où peut-elle bien être maintenant ? L’hiver approche. Si les premières tempêtes…
— Elle se sera bien gardée de se laisser surprendre par l’hiver dans le désert. Non, je sais ce qui a dû arriver : quelqu’un a eu besoin de son aide, et elle a été forcée de faire un détour. Qui sait si son patient ne se trouvait pas dans les montagnes Centrales. Elle doit être quelque part au sud de chez nous, à Middlepath, New Tibet ou La Montagne.