— Très bien, j’irai vers le sud.
Arevin accueillait avec joie la moindre lueur d’espoir. Mais il se demandait si les paroles de Thad n’étaient pas empreintes de cette souveraine assurance que donne l’extrême jeunesse.
Thad ouvrit la porte d’entrée d’une longue maison basse. Dans la salle de séjour, sur laquelle donnaient plusieurs pièces, Thad se jeta au creux d’un divan. Sans se soucier des bonnes manières, Arevin s’assit à terre.
— Je devrais peut-être reprendre la route.
— Cette nuit ? Il faudrait être fou pour voyager à cheval de nuit dans cette région. Nous te retrouverions au fond d’un ravin demain matin. Reste au moins jusqu’à demain.
— Je m’incline, dit Arevin.
En fait il tombait de sommeil. Il suivit Thad dans la chambre d’amis.
— Je vais chercher ton sac, dit Thad. Repose-toi. Tu as l’air d’en avoir rudement besoin.
Arevin s’assit lentement sur le bord du lit. Sur le seuil de la porte Thad se retourna.
— Ecoute-moi, j’aimerais t’aider. Puis-je faire quelque chose pour toi ?
— Non, dit Arevin, merci. J’ai tout ce qu’il me faut.
Thad haussa les épaules.
— O.K. ! dit-il.
Le désert de sable noir s’étendait jusqu’à l’horizon plat et vide, inviolé, semblait-il, depuis toujours. La chaleur s’élevait en ondes, telle une fumée. Il ne soufflait encore aucun vent bien établi, mais les empreintes et les détritus laissés sur la piste par les caravaniers avaient été effacés ou recouverts, peut-être par les brises capricieuses qui précédaient l’hiver. Parvenues sur la crête de la chaîne orientale des montagnes Centrales, Serpent et Melissa portèrent leurs regards vers leur destination invisible. Elles mirent pied à terre pour reposer les chevaux. Melissa ajusta une sangle sur la selle neuve d’Ecureuil, puis se retourna pour contempler le chemin parcouru depuis la vallée où elle était née. La ville était accrochée au flanc abrupt de la montagne, dominant le fond de la vallée fertile. Fenêtres et panneaux de verre noir brillaient sous le soleil de midi.
— Je ne suis jamais allée aussi loin, dit l’enfant, impressionnée. Jamais de ma vie.
Elle quitta la vallée des yeux et se tourna vers Serpent.
— Merci, Serpent, dit-elle.
— Ne me remercie pas, Melissa.
L’enfant baissa les yeux. Sa joue droite, celle que la brûlure avait épargnée, rougit sous son hâle. Elle murmura :
— J’ai quelque chose à te dire.
— À quel sujet ?
— Mon nom. C’est vrai, ce que Ras a dit, ce n’est pas réellement…
— Aucune importance. Pour moi, tu t’appelles Melissa. Moi aussi j’avais un autre nom lorsque j’étais enfant.
— Mais le tien, on te l’a donné. C’est un honneur, ce n’est pas un nom que tu as choisi comme j’ai fait.
Elles se remirent en selle et descendirent le sentier en lacets bien raboté.
— Mais ce nom qu’on m’a offert, j’aurais pu le refuser. Dans ce cas j’aurais choisi moi-même mon nom d’adulte comme font généralement les guérisseurs.
— Tu aurais pu le refuser ?
— Oui.
— Pourtant c’est un nom qu’on ne donne que très rarement ? Je l’ai entendu dire.
— C’est exact.
— L’a-t-on jamais refusé ?
— À ma connaissance, non. Mais comme je suis seulement la quatrième à porter ce nom, il est rare qu’on ait eu l’occasion de le refuser avant moi. Je regrette parfois de l’avoir accepté.
— Mais pourquoi ?
— C’est une grande responsabilité.
Sa paume s’était posée sur le coin du sac aux serpents. Depuis qu’elle avait été attaquée par le fou, ce geste lui était devenu familier. Elle retira sa main du cuir moelleux. Les guérisseurs avaient tendance à mourir assez jeunes ou à vivre très vieux. Celui qui, juste avant elle, avait porté le nom de Serpent, était mort à quarante-trois ans, mais les deux autres avaient vécu plus d’un siècle chacun. Les prédécesseurs de Serpent avaient accompli une somme de travail prestigieuse qui devait lui servir d’exemple. Mais jusque-là, elle s’en était montrée indigne.
La piste descendait dans un bois d’arbres éternels, ces arbres à troncs noueux et aiguilles sombres qui, selon la légende, ne produisaient pas de graine et ne mouraient jamais. Leur résine imprégnait l’air d’une piquante odeur.
— Serpent… dit Melissa.
— Oui ?
— Es-tu… es-tu ma mère ?
Surprise, la jeune femme hésita un moment. La notion de groupe familial, chez les siens, différait quelque peu de la conception courante. Personnellement elle n’avait jamais gratifié personne du titre de « père » ou « mère », bien que tous ses aînés l’eussent mérité. Et puis il y avait une telle nostalgie dans la voix de Melissa.
— Tous les guérisseurs sont maintenant de ta famille. Mais comme je t’ai adoptée, je pense que cela fait de moi ta mère.
— Je suis contente.
— Moi aussi.
Au-dessous de l’étroite bande de forêt décharnée, il ne poussait guère que du lichen sur les versants de la montagne. Mis à part l’altitude et la raideur de la piste, Serpent et Melissa auraient pu se croire dans le désert. La température et la sécheresse de l’air croissaient progressivement. Lorsqu’elles atteignirent enfin les sables, elles s’arrêtèrent un moment pour se changer. Serpent revêtit la robe de désert dont on lui avait fait présent chez Arevin, Melissa celle qu’on lui avait achetée à La Montagne.
Elles ne virent personne de toute la journée. Serpent regardait autour d’elle de temps à autre, particulièrement vigilante lorsque les chevaux traversaient une zone de dunes où un agresseur pouvait aisément s’embusquer et surprendre le voyageur sans méfiance. Mais du fou point de trace. Serpent commençait à se demander si les deux attaques qu’elle avait subies n’étaient pas une coïncidence, et si elle n’avait pas rêvé les bruits entendus près d’un endroit où elle avait campé. Et si le fou était bien un fou, peut-être avait-il tout oublié de sa vendetta pour s’enticher de quelque autre lubie non moins irrésistible.
Mais elle n’y croyait pas.
Au soir, les montagnes formaient un mur abrupt, loin derrière elles. Le sable crissait sous les sabots des chevaux, seul bruit rompant un silence irréel. Serpent et Melissa chevauchaient en devisant tandis que la nuit tombait. D’épais nuages cachaient la lune ; le scintillement constant des corpuscules lumineux de la lanterne était devenu relativement plus vif, fournissant tout juste l’éclairage nécessaire. Suspendue à la selle de Vive, cette lanterne oscillait au gré de sa marche. Le sable noir reflétait la lumière comme une nappe d’eau. Les chevaux se rapprochèrent l’un de l’autre. Serpent et Melissa, après avoir parlé à voix de plus en plus basse, finirent par observer un silence complet.
Guidée par sa boussole, la lune presque invisible, la direction du vent et la forme des dunes, Serpent suivait la bonne direction, sans pouvoir cependant s’affranchir de cette illusion tenace propre aux étendues désertiques, l’illusion de marcher en rond. Se tournant sur sa selle, elle regarda dans la direction de la piste invisible qu’elle venait de suivre : aucune lumière, aucune autre présence humaine, rien que la nuit.
— C’est lugubre, chuchota Melissa.
— Je sais. Dommage que nous ne puissions pas voyager de jour.
— Il va peut-être pleuvoir.
— Ce serait agréable.
Le désert n’était arrosé qu’une ou deux fois en deux ans, mais toujours au seuil de l’hiver. Alors en une véritable explosion les semences endormies germaient, les plantes foisonnaient et le désert s’égayait de verdure et de notes colorées. En trois jours ces plantes délicates se desséchaient, devenaient dentelle brune et mouraient, laissant derrière elles des graines aux solides péricarpes, capables de résister un an, deux ans, trois ans avant d’être réveillées par la prochaine pluie. Mais l’air était sec et calme, et rien n’annonçait un changement de temps.