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— Guérisseuse…, dit Melissa.

Il y avait dans la voix de sa fille une telle qualité d’émerveillement que Serpent y trouva un motif supplémentaire, impérieux, d’obtenir des habitants de la grande cité qu’ils l’aident à se procurer des serpents du rêve.

Dure fut la seconde étape nocturne, et l’absence d’oasis contraignit Serpent à poursuivre sa route après l’aube en dépit d’une chaleur excessive. Elle était trempée de sueur, elle en sentait les gouttes collantes couler sur tout son corps et sur la moitié supérieure de son visage, où elles se figeaient en une sorte de matière gréseuse et salée. La transpiration assombrissait la robe de Vive jusqu’aux pattes, projetant à chaque pas des gouttelettes de sueur de son fanon.

— Madame…

Serpent, alarmée par cet abord cérémonieux, jeta sur sa fille un regard inquiet.

— Melissa, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Quand nous arrêterons-nous ?

— Je ne sais pas. Il faut aller aussi loin que possible. Les nuages, dit Serpent, désignant le ciel bas et menaçant, ont cette allure avant l’orage.

— Je sais. Mais nous ne pouvons pas continuer longtemps. Ecureuil et Vive ont besoin de repos. Vous avez dit que la cité est au milieu du désert. Eh bien, une fois là-bas, il faudra en revenir et les chevaux doivent nous porter.

— Il faut continuer, dit-elle. C’est trop dangereux de s’arrêter.

— Serpent… Serpent, les gens, les tempêtes, ton métier, les déserts et les villes, tu connais tout ça, et pas moi. Mais je connais les chevaux. Si nous les laissons reposer quelques heures, ils nous mèneront loin cette nuit. S’ils doivent continuer à peiner, il faudra les abandonner quand la nuit viendra.

— D’accord, dit Serpent finalement. Nous nous arrêterons une fois arrivées à ces rochers. Ils nous donneront de l’ombre, ce sera mieux que rien.

Lorsqu’elle était au centre des guérisseurs, il était rare que Serpent pensât à la grande cité. Mais dans le désert dans les montagnes où hivernaient les caravaniers, la vie semblait graviter autour d’elle. Serpent, à son tour, avait l’impression que son existence en dépendait, et lorsque le jour se leva au terme d’une troisième nuit de voyage, elle vit surgir la haute montagne tronquée qui protégeait la cité. Le soleil se levait juste derrière elle, la baignant, comme une idole, d’une lumière écarlate. Flairant l’eau et sentant que leur longue marche touchait à sa fin, les chevaux dressèrent la tête et, oubliant leur fatigue, accélérèrent le pas. À mesure que le soleil s’élevait, le plafond des nuages qui allaient s’épaississant fut badigeonné de rouge sur tout le pourtour de l’horizon. Serpent sentait son genou enflé lui élancer à chaque pas de sa monture, mais elle aurait prévu l’orage qui s’annonçait sans avoir nul besoin d’en être informée par ce signe clinique. Serrant les poings sur les rênes, elle en sentit le cuir s’écraser douloureusement sur la paume de ses mains, puis elle détendit lentement ses muscles et caressa le cou humide de son cheval. Elle ne doutait pas qu’il souffrit autant qu’elle-même.

La montagne approchait. Les arbres d’été aux minces troncs bruns et desséchés bruissaient autour d’un sombre étang bordé de foyers abandonnés. Le vent murmurait dans les feuilles flétries, changeant fréquemment de direction comme il arrive aux abords d’une montagne isolée. Les voyageuses étaient plongées dans l’ombre car la ville leur cachait le soleil levant.

— Beaucoup plus grand que je l’aurais cru, dit Melissa tranquillement. Je l’avais entendu dire, oui j’avais un endroit où je me cachais pour écouter parler les gens, mais je pensais que c’étaient des histoires inventées de toutes pièces.

— Je crois que j’étais comme toi, dit Serpent.

Sa propre voix lui semblait venir de très loin. Lorsqu’elle vit près d’elle les grands escarpements rocheux, elle sentit son front se couvrir de sueur froide et ses mains humides se glacer malgré la chaleur. Lasse, la jument continuait sa route.

Deux fois déjà dans la vie de Serpent la cité avait joué un rôle important dans la vie du centre des guérisseurs ; elle avait sept ans et dix-sept ans respectivement. Un collègue d’un certain âge avait en chacune de ces occasions entrepris le long et dur voyage menant à la cité ; il s’agissait d’inaugurer une décennie en offrant à ses habitants un échange de connaissances et de bons offices. Et chaque fois l’émissaire des guérisseurs avait été éconduit. Allait-il en être ainsi, une fois de plus, en dépit du message dont Serpent était porteuse ?

— Serpent ?

La jeune femme sursauta.

— Quoi ?

— Te sens-tu bien ? Tu avais l’air d’être si loin, et… comment dire… ?

— Paniquée serait le mot juste, je crois.

— Ils vont nous laisser entrer ?

Les nuages sombres semblaient s’épaissir et s’alourdir à chaque instant.

— Je l’espère, dit Serpent.

Au pied de la montagne le large lac noir n’était pas traversé par une rivière ; alimenté souterrainement, il perdait ses eaux dans le sable de manière invisible. Si les arbres d’été étaient morts, il y avait encore au sol un tapis luxuriant de graminées et de petits buissons. Une herbe fraîche pointait déjà sur les sentiers et les terrains piétinés des camps abandonnés, mais non sur la voie spacieuse qui menait aux portes de la cité.

Serpent n’eut pas le cœur de passer à côté de l’eau sans laisser Vive s’abreuver ; elle tendit ses rênes à Melissa au bord du lac.

— Suis-moi dès qu’ils auront fini de boire. Je n’entrerai pas dans la ville sans toi, sois tranquille. Mais si le vent se lève, cours vite. Promis ?

Melissa acquiesça.

— Une tempête ne peut pas se lever si rapidement, n’est-ce pas ?

— Si, malheureusement.

Serpent but rapidement et se mouilla le visage, puis s’éloigna sur la route déserte et nue tout en s’essuyant avec le coin de son foulard. Sous le sable noir elle sentit une surface rigide. Une voie ancienne ? Elle avait déjà rencontré des vestiges de ces routes dont le revêtement bétonné se désintégrait, et même des restes rouillés de leur infrastructure d’acier là où les récupérateurs n’étaient pas encore passés.

Serpent s’arrêta à la porte du Centre. Elle avait bien huit mètres de haut, et son métal avait été poli et repoli par des générations de tempêtes de sable. Mais elle n’avait ni poignée, ni sonnette, ni heurtoir, aucun moyen visible d’appeler quelqu’un pour se la faire ouvrir.

Elle se décida à la frapper du poing, et ce coup fit sur le métal un bruit sourd ; cette porte ne sonnait pas le creux, et elle y donna de grands coups, pensant qu’elle devait être très épaisse. Puis ses yeux s’habituèrent à l’obscurité de l’entrée logée dans un renfoncement, et elle s’aperçut qu’en réalité le devant de la porte était concave, visiblement usé par la furie des tempêtes.

La main endolorie, elle recula de quelques pas.

— Alors, c’est fini, ce chahut ?

Serpent sursauta en entendant ces mots ; elle ne voyait personne. Mais un panneau s’ouvrit dans le roc du renfoncement, et une fenêtre apparut. Un homme pâle aux cheveux roux touffus lança à Serpent un regard furieux.

— Qu’est-ce que c’est, ces façons de frapper sur la porte après la fermeture ?

— Je veux entrer.

— Vous n’habitez pas la cité ?

— Non. Je m’appelle Serpent. Je suis guérisseuse.

Il ne répondit pas – comme la politesse l’eût exigé là où Serpent avait été élevée – en donnant son nom. Elle n’y prêta guère attention, connaissant la relativité des règles de savoir-vivre : « Politesse en deçà des montagnes Centrales, impolitesse au-delà. » Elle fut pourtant surprise de le voir partir d’un gros rire. Le visage sévère, elle attendit qu’il se calmât.