— Alors voilà maintenant qu’ils nous envoient des jeunesses pour mendier, et non plus de vieux schnocks ! Ils auraient pu choisir quelqu’un de mieux, ajouta-t-il, riant toujours.
Serpent, se sentant insultée, haussa les épaules.
— Ouvrez la porte.
Il cessa de rire.
— Nous ne laissons pas entrer les étrangers.
— J’apporte un message d’une amie pour sa famille. Je veux délivrer ce message.
Il fit attendre sa réponse, les yeux baissés.
— Tous ceux qui ont quitté le Centre y sont rentrés cette année.
— Mon amie est partie depuis longtemps.
— Vous êtes mal renseignée sur notre cité, si vous vous imaginez que je vais me décarcasser pour rechercher la famille d’une pauvre folle.
— J’ignore tout de votre cité. Mais à en juger par votre physique, vous être apparenté à mon amie.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
Cette fois le cerbère paraissait décontenancé.
— Elle m’a dit que sa famille était apparentée aux gardiens de l’entrée. Et je m’en aperçois… les cheveux, le front… les yeux sont différents. Les siens sont bruns.
Cet homme les avait vert pâle.
— A-t-elle par hasard précisé, dit le jeune homme, se voulant sarcastique, à quelle famille au juste elle est censée appartenir ?
— À celle des dirigeants.
— Une minute, dit lentement le rouquin.
Il baissa les yeux et fit quelque chose avec ses mains. Serpent, intriguée, s’approcha, mais il n’y avait rien à voir en dessous de son buste. Elle s’aperçut alors que la « fenêtre » n’en était pas une : c’était un panneau de verre portant une image mouvante. Elle savait bien que les habitants de la cité avaient une technologie plus avancée que les guérisseurs. C’était une des raisons de sa présence en ces lieux.
Le jeune homme leva les yeux lentement, l’air étonné, un sourcil arqué en accent circonflexe.
— Il va falloir que je fasse venir quelqu’un d’autre pour vous parler.
L’image du panneau de verre se désintégra en lignes multicolores.
Lassée d’attendre, Serpent sortit du renfoncement de la porte et appela Melissa. Elle ne voyait ni l’enfant ni les chevaux. La plus grande partie de la rive du lac la plus proche apparaissait à travers un rideau transparent d’arbres d’été desséchés mais, par endroits, la végétation était assez épaisse pour cacher deux chevaux et une enfant.
— Melissa ! appela-t-elle une seconde fois.
De nouveau Serpent ne reçut pas de réponse, mais peut-être le vent soufflait-il dans le mauvais sens. La fausse fenêtre était devenue toute noire. La jeune femme allait la quitter pour rechercher sa fille lorsque le panneau de verre se ranima en tremblotant.
— Où êtes-vous ? dit une voix nouvelle. Revenez ici.
Serpent jeta un dernier regard en direction du lac et, de mauvais gré, regagna l’appareil producteur d’images.
— Vous avez mis mon cousin sens dessus dessous, dit l’image.
Serpent était muette de surprise : la femme qui lui parlait était le sosie de Jesse. Ou bien c’était sa sœur jumelle, ou bien on faisait dans sa famille un large usage des unions consanguines. Un éclair traversa l’esprit de Serpent : cette pratique n’était-elle pas un moyen utile de reproduire certains traits physiques, à condition qu’on acceptât l’éventualité de quelques échecs spectaculaires. Mais l’apprentissage de Serpent ne l’avait pas préparée à l’acceptation implicite d’échecs spectaculaires en matière de reproduction humaine.
— Allô ! Est-ce que ça fonctionne ?
La personne aux cheveux roux scrutait anxieusement Serpent, et ses paroles furent suivies d’un bruit de friture creux et sonore. La voix : celle de Jesse était agréable et basse, mais pas aussi basse. La guérisseuse se rendit compte qu’elle avait devant elle un homme, et non une femme comme elle l’avait cru, trompée par la ressemblance. Ce n’étaient donc certainement pas des jumeaux. Serpent se demanda si les gens de la cité produisaient des êtres humains par clonage. S’ils le faisaient couramment et s’ils pouvaient même réussir des clones bisexués, peut-être leurs méthodes seraient-elles plus efficaces que celles des guérisseurs pour produire de nouveaux serpents du rêve.
— Je vous entends, si c’est cela ce qui vous inquiète, dit Serpent.
— Bien. Que voulez-vous ? Rien de bien réjouissant, à en juger par la tête de Richard.
— J’ai un message pour vous si vous êtes apparenté directement à Jesse, la prospectrice.
Les joues roses de l’homme pâlirent brusquement.
— Jesse ? (Il hocha la tête, puis se ressaisit.) A-t-elle changé, depuis tant d’années, au point qu’on ne puisse déceler immédiatement notre parenté directe ?
— Non, cette parenté est visible.
— C’est ma sœur aînée. Et maintenant je suppose qu’elle veut revenir pour retrouver son rôle d’ainée et me ravaler au rang de cadet.
L’amertume de sa voix trahissait cet homme, et ce fut un choc pour Serpent. Elle comprit que la nouvelle de la mort de Jesse serait douce à ses oreilles loin de leur être cruelle.
— Elle va revenir, c’est bien ça ? Elle compte sur le Conseil pour la replacer à la tête de notre famille. Que le diable l’emporte ! Elle veut me faire perdre vingt années de ma vie.
Serpent l’écoutait, la gorge serrée par le chagrin. Elle voyait qu’en dépit du ressentiment de son frère, sa famille aurait bel et bien accepté son retour, et même lui aurait fait bon accueil si elle avait pu être maintenue en vie ; on l’aurait guérie si cela avait été humainement possible.
Serpent avait peine à parler.
— Ce Conseil… peut-être est-ce à lui que je dois délivrer le message.
Elle voulait parler à une personne ayant de l’amour pour Jesse, et non à un homme qui rirait et se réjouirait de son échec.
— Il s’agit là d’une affaire de famille qui n’est pas du ressort du Conseil. C’est à moi que vous devez transmettre le message de Jesse.
— Je préférerais vous parler face à face.
— Je n’en doute pas, mais c’est impossible. Mes cousins ont pour principe de ne pas laisser entrer d’étrangers.
— Je suis sûre qu’en pareil cas…
— D’ailleurs, je ne pourrais pas vous faire entrer même si je le voulais. La porte est fermée jusqu’au printemps.
— Je ne vous crois pas.
— C’est pourtant vrai.
— Jesse m’aurait prévenue.
Il poussa un grognement de mépris.
— Elle ne l’a jamais cru. Elle était enfant lorsqu’elle est partie et les enfants ne vous croient jamais tout à fait. Ils jouent à rester dehors jusqu’à la dernière minute et à courir le risque de trouver porte close. Alors de temps à autre nous en perdons un : il a voulu pousser le jeu trop loin.
— Elle avait cessé presque entièrement de vous croire, dit Serpent d’une voix tendue par la colère.
Le frère de Jesse détourna les yeux pour examiner quelque chose attentivement, puis, de nouveau, fit face à Serpent.
— Eh bien, j’espère que vous croirez ce que je vais vous dire. Un orage se prépare, aussi je vous conseille de vous acquitter de votre message sans perdre de temps pour trouver ensuite un abri.
Même s’il mentait, il n’allait pas la laisser entrer. Serpent n’y comptait plus.
— Voici son message. Elle a été heureuse là-bas. Elle veut que vous cessiez de mentir à vos enfants sur ce qui existe en dehors de votre cité.
Le frère de Jesse regarda la messagère d’un air hébété, puis sourit soudain et s’esclaffa.