— Les gens meurent faute d’avoir accès aux connaissances que vous monopolisez. Vous aidez les marchands d’esclaves à enchaîner leurs victimes avec des anneaux de cristal, mais vous refusez d’aider à guérir ceux qui sont estropiés ou défigurés !
Le frère de Jesse bondit de rage. Il allait répliquer, mais il avala sa langue. Son regard s’était porté au-delà de Serpent et son visage prit une expression horrifiée.
— Vous osez vous présenter ici avec cette enfant ! Est-ce que chez vous on exile la mère en même temps que son rejeton ? Et vous venez me donner des leçons d’humanité !
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Vous parlez de régénération, et vous ne savez même pas qu’on ne peut pas redresser les mutants ! Ils se reproduisent à l’infini.
Il partit d’un rire amer, convulsif.
— Retourne là d’où tu viens, guérisseuse. Il ne peut y avoir aucun rapport entre nous.
Comme son image commençait à s’effacer. Serpent prit les pièces de monnaie et les lui lança à la face. Elles heurtèrent l’écran et l’une d’elles se coinça dans te panneau de protection. L’engrenage gémit, et le panneau refusa de se fermer entièrement ; Serpent en conçut une satisfaction perverse.
À peine avait-elle tourné les talons qu’elle se trouva face à face avec sa fille, les yeux baignés de larmes. Melissa lui prit la main pour l’entraîner, tête baissée, hors de ces lieux.
— Melissa, il va falloir essayer de construire un abri…
Il faisait presque sombre bien que ce fût le matin. De gris, les nuages étaient devenus noirs, et leur mouvement dénotait deux tourbillons distincts.
— J’ai trouvé un endroit, dit Melissa, toujours en pleurs et parlant avec peine. Je… j’espérais qu’ils t’ouvriraient la porte, mais comme je n’en étais pas sûre, je suis venue voir.
Serpent la suivit, presque aveuglée par le sable que le vent soulevait. Les chevaux avançaient de mauvais gré, la tête basse et les oreilles rabattues. Melissa conduisit la petite troupe à une grotte basse creusée dans le flanc abrupt de la montagne. Le vent soufflait par rafales, hurlant et gémissant, cinglant les visages de sable.
— Ils ont peur, cria Melissa de toute sa force pour couvrir le bruit du vent. Il faut leur bander les yeux.
Clignant fortement des paupières, elle ôta son foulard pour le nouer sur les yeux d’Ecureuil. Serpent en fit autant pour la jument. Lorsqu’elle découvrit sa bouche et son nez, elle eut le souffle coupé par le vent. Retenant sa respiration, sentant ses yeux pleurer, elle fit entrer son cheval dans la grotte à la suite d’Ecureuil.
Le vent cessa comme par enchantement. C’est à peine si Serpent pouvait ouvrir les yeux et elle avait l’impression que le sable avait envahi ses poumons. Les chevaux s’ébrouèrent tandis que leurs cavalières toussaient et s’escrimaient à se débarrasser du sable qui s’était logé dans leurs yeux, leurs cheveux, leurs vêtements, leurs bouches. Elles y parvinrent, non sans mal, crachant, toussant, se frottant, laissant pleurer leurs yeux pour en expulser cette matière granuleuse.
Melissa débanda les yeux d’Ecureuil, puis se jeta à son cou en sanglotant.
— C’est ma faute, dit-elle. Il m’a vue et il t’a renvoyée.
— La porte était fermée. Il n’aurait pas pu nous laisser entrer même s’il l’avait voulu. Sans toi nous serions dehors dans la tempête.
— Mais ils ne veulent plus de toi. À cause de moi.
— Ecoute, Melissa. Il était décidé à ne rien faire pour nous. Crois-moi. Ce que je lui ai demandé l’a terrifié. Ils ne nous comprennent pas.
— Mais je l’ai entendu. J’ai vu de quels yeux il m’a regardée. Tu lui as demandé de l’aide… pour moi, et il t’a chassée.
Serpent aurait donné cher pour que sa fille n’eût pas entendu cette partie de la conversation, car elle ne voulait pas risquer de lui donner de faux espoirs.
— Il ne savait pas que tu as été brûlée. Et d’ailleurs peu lui importe. Il cherchait un prétexte pour se débarrasser de moi.
Melissa n’était pas convaincue. Elle caressa distraitement le cou d’Ecureuil, lui enleva sa bride, desserra les sangles de la selle.
— S’il faut que ce soit la faute de quelqu’un, dit Serpent, c’est la mienne, car c’est moi qui avais décidé de venir ici.
La situation lui apparut pleinement, aussi brutale que la tempête. La faible lueur de la lanterne éclairait à peine la grotte où elles se trouvaient prises au piège. Serpent dit d’une voix altérée par la peur et la frustration de ses espoirs :
— C’est moi qui nous ai entraînées ici, et maintenant la porte de la ville est fermée.
Melissa abandonna Ecureuil et prit la main de sa mère adoptive.
— Serpent, Serpent ! Je craignais cela. Tu ne m’as pas dit de te suivre. Je savais combien ces gens peuvent être sournois et mesquins. Tous ceux qui commercent avec eux l’affirment.
Elle serrait Serpent dans ses bras, la consolant comme sa mère l’avait consolée quelques jours auparavant.
Tout à coup, elle se figea, les chevaux hennirent bruyamment et Serpent entendit le grognement furieux d’un gros chat, bruit que l’écho répercuta. Vive bondit et renversa la guérisseuse. Se relevant péniblement pour attraper la bride, elle entrevit la panthère noire ; l’animal se battait les flancs de la queue à l’entrée de la grotte. Il poussa un nouveau grognement et Vive se cabra, soulevant de terre sa maîtresse. Melissa s’efforçait de garder prise sur Ecureuil, tous deux blottis dans un coin, frissonnants. Bondissant vers ces intrus, la panthère frôla Serpent en coup de vent, la jeune femme sentit même sur sa main la robe luisante du félin. Sautant à quatre mètres de hauteur, l’animal disparut dans une fissure étroite de la paroi du fond.
Encore toute secouée, Melissa éclata de rire, réflexe de soulagement, de frayeur dissipée. Vive fit entendre un profond renâclement encore empreint de terreur.
— Grands dieux, dit Serpent.
— J’ai… j’ai entendu dire que les animaux sauvages nous craignent autant qu’ils nous font peur, dit Melissa. Mais je n’y crois plus tellement.
Ayant détaché la lanterne de la selle de Vive, Serpent la leva pour éclairer la fissure. Elle se demandait si des êtres humains pouvaient s’introduire là où un félin de cette taille était passé. Montant sur la jument encore nerveuse, elle se mit debout en équilibre sur la selle. Melissa prit les rênes de Vive et l’apaisa.
— Que fais-tu ?
Serpent s’appuya contre la paroi de la grotte, s’étirant pour éclairer le couloir rocheux de sa lanterne.
— Impossible de rester ici, dit-elle. Nous allons mourir de soif ou de faim. Peut-être y a-t-il par là une voie d’accès à la cité.
Elle ne voyait pas grand-chose de la brèche, se trouvant trop en dessous de son orifice. Mais la panthère avait disparu. Serpent entendait sa propre voix faire écho et revenir à elle, ce qui annonçait de nombreuses cavités au-delà de l’étroite fissure.
— Ou une voie menant quelque part, ajouta-t-elle.
Elle se laissa retomber sur la selle, mit pied à terre et débarrassa la jument de ses harnais.
— Serpent, dit l’enfant d’une voix douce.
— Oui ?
— Regarde… masque la lanterne.
Melissa désignait le roc au-dessus de l’entrée de la grotte. Serpent s’exécuta, et elle vit briller une forme indistincte qui paraissait venir à elle. Un frisson rapide lui parcourut l’échiné. Tenant la lanterne en avant, elle s’approcha de cette forme.
— C’est un dessin, dit-elle.
Le mouvement qui semblait animer cette figure arachnéenne n’était qu’une illusion d’optique, mais si habile que Serpent, quoi qu’elle en eût, ne pouvait s’en libérer : la forme, lui semblait-il, continuait à ramper dans sa direction.