— Je me demande à quoi ça sert.
La voix de Melissa, comme celle de sa mère, murmurait contre le roc.
— C’est peut-être pour faire sortir les gens… cela confirmerait qu’il y a bien quelque chose plus loin dans la grotte.
— Oui, mais Vive et Ecureuil ? Nous ne pouvons pas les laisser ici.
— Si nous ne trouvons pas à manger pour eux, dit Serpent avec douceur, ils vont, eux aussi, mourir de faim.
Melissa leva les yeux vers la brèche par où la panthère avait disparu. L’éclairage bleuté donnait un aspect lugubre à son visage brûlé.
— Melissa ! dit soudain Serpent. Entends-tu ?
Elle percevait un bruit nouveau, sans pouvoir l’identifier. Un hurlement lointain de la panthère noire ? La voix de l’être qui avait peint sur le mur le symbole arachnéen ? Ses doigts se fermèrent sur la poignée du couteau qu’elle portait à la ceinture.
— Le vent a cessé ! dit Melissa.
Et elle s’élança vers l’entrée de la grotte.
Serpent la suivit de près, se préparant à l’arracher à la violence de la tempête. Mais sa fille ne s’était pas trompée : son oreille n’avait pas perçu un bruit, mais la fin soudaine d’un bruit auquel elle s’était habituée.
Il régnait au-dehors un calme parfait. Les nuages bas chargés de poussière avaient balayé le désert et disparu, laissant derrière eux quelques cumulus majestueux sertis dans un ciel d’un bleu somptueux. Serpent baignait dans une étrange lumière matinale ; une brise froide agitait le bas de sa robe de désert.
La pluie se mit à tomber.
Serpent s’élança les bras levés comme une enfant, pour s’offrir à cette ondée. Ecureuil la dépassa au trot, puis se mit à galoper. Vive se joignit à lui, et ils firent des cabrioles et des sauts de poulains. Immobile, Melissa, les yeux au ciel, exposait son visage à la pluie.
Les nuages, en un long et large ruban, défilèrent lentement dans le ciel, tantôt crevant en averses, tantôt s’ouvrant un instant pour laisser percer un soleil étincelant. Serpent et Melissa finirent par regagner les rochers pour s’y abriter, trempées, glacées, heureuses. Un triple arc-en-ciel se dessina. Serpent poussa un soupir et s’assit sur ses talons pour l’observer. Absorbée par le spectacle féerique des couleurs qui oscillaient entre des nuances variées du spectre, elle ne remarqua point à quel moment précis Melissa s’assit à ses côtés. S’apercevant soudain de sa présence, elle lui posa le bras sur les épaules. Cette fois Melissa s’abandonna ; elle n’avait plus le réflexe de se refuser à tout contact humain.
Les nuages passèrent, l’arc-en-ciel disparut, et Ecureuil revint au trot, si mouillé que la texture même de ses rayures, en sus leur couleur, était apparente. Serpent le gratta derrière les oreilles et sous la mâchoire ; puis son regard se porta sur le désert, ce désert dont elle avait pendant de longues minutes oublié l’existence.
Là d’où les nuages étaient venus, une lumière d’un délicat vert pâle adoucissait déjà les basses collines noires. La végétation poussait si rapidement que Serpent avait l’impression d’en voir la limite se rapprocher insensiblement telle une lente marée, suivant la progression de la pluie.
10
Serpent comprit qu’elle devait se résigner à quitter le Centre. Les grottes creusées dans la montagne l’attiraient fortement, mais le temps pressait et ç’eût été prendre un trop grand risque que de les explorer. Comment savoir si elles offraient une voie d’accès à la cité, ou seulement un réseau hasardeux de tunnels de pierre sans intérêt ? Plutôt que de s’exposer à pareil piège, ne valait-il pas mieux profiter de l’ultime sursis que la pluie accordait aux voyageuses, ainsi qu’aux chevaux et aux serpents, se saisir de cette dernière chance ?
Ce retour aux montagnes du pays natal fut comme un voyage d’agrément au milieu de verts pâturages, et Serpent était presque gênée ou choquée de cette facilité. Telle était la métamorphose que la pluie faisait subir au désert. Les chevaux ne cessaient d’arracher des bouchées de feuilles tendres au cours de leur marche, et les cavalières ramassaient de grands bouquets de nectaires pour aspirer le suc mielleux de leurs fleurs. L’air était imprégné de pollen. Tenant les chevaux par la bride, Serpent et Melissa marchèrent tard dans la nuit tandis que l’aurore boréale dansait son ballet ; le désert se faisait lumineux, et ni les voyageuses ni leurs montures ne sentaient la fatigue. Mère et fille, au gré de leur fantaisie, mâchonnaient tantôt des fruits secs, tantôt de la viande séchée. Juste avant l’aube elles se jetèrent sur un tapis moelleux d’herbe somptueuse, là où elles n’auraient trouvé que du sable quelques heures auparavant. Après un petit somme elles s’éveillèrent, fraîches et disposes, au lever du soleil.
Les graminées sur lesquelles elles avaient reposé bourgeonnaient déjà. Dès l’après-midi les dunes se couvrirent de fleurs dont les coloris se succédaient par vagues, blanches sur une butte, écarlates sur une autre, multicolores sur une troisième, où semblaient se dérouler, du haut en bas de ses pentes, des banderoles d’espèces diverses. Les fleurs avaient sur la chaleur un effet modérateur, et Serpent n’avait jamais vu le ciel aussi clair. L’aspect même des dunes était modifié, elles se dressaient en crêtes tranchantes et non plus en une houle de molles ondulations, et elles se creusaient des canyons étroits de torrents éphémères.
Au terme de leur troisième étape, le matin, les nuages de poussière recommencèrent à s’amasser. Toute la pluie s’était infiltrée dans la terre ou s’était évaporée ; les plantes en avaient capté le plus possible. Et elles commençaient à se tacheter de brun, à se racornir, à mourir. Leurs graines, portées par le vent, tourbillonnaient sur le passage de Serpent.
Elle sentait la vaste paix du désert lui envelopper les épaules, mais déjà les collines avancées des montagnes Centrales se dressaient devant elle, lui rappelant son échec. Elle ne voulait pas retourner au pays.
Comme si elle réagissait à un mouvement inconscient du corps de Serpent provoqué par cet état d’esprit, Vive s’immobilisa brusquement. Sa maîtresse s’abstint de la talonner. Melissa s’arrêta, elle aussi, et se retourna.
— Serpent ?
— Oh ! Melissa, sais-tu où je te conduis ?
— Chez toi, dit Melissa, en un effort pour apaiser sa mère.
— Qui sait si j’aurai encore un chez-moi.
— On ne va pas te renvoyer. C’est impossible.
Serpent essuya rageusement ses larmes sur sa manche, dont le tissu soyeux lui caressa la joue. Dans son désespoir et son sentiment de frustration, il n’y avait place pour aucun réconfort, aucune consolation. Elle s’appuya sur l’encolure de Vive, serrant les poings sur la longue crinière noire.
— Tu m’as dit que tu es là-bas chez toi, que tu es la fille ou la sœur de tous les guérisseurs, alors comment pourraient-ils te chasser ?
— Ils ne le feront pas, murmura Serpent, mais comment pourrai-je rester avec eux s’ils me disent que je ne puis être guérisseuse ?
Melissa, d’un geste maladroit, tapota sa mère affectueusement.
— Tout ira bien. Je le sais. Comment pourrais-je te rendre moins triste ?
Serpent poussa un long soupir. Elle leva les yeux vers Melissa qui soutint son regard. Elle lui embrassa la main, puis la tint enveloppée dans la sienne.
— Tu me fais confiance, dit-elle. Et c’est peut-être ce dont j’ai le plus grand besoin actuellement.
Melissa ébaucha un sourire, tant pour cacher sa gêne qu’en signe d’encouragement. À peine étaient-elles reparties que Serpent arrêta de nouveau sa monture. Melissa la regarda avec inquiétude.
— Quoi qu’il arrive, dit la guérisseuse, quelle que soit la décision que prendront mes maîtres à mon égard, tu seras leur fille autant que la mienne. Tu pourras être guérisseuse de toute façon. Si je dois partir…