Elle serra le poing ; la couche de pommade tenait, et elle avait la main sûre. Elle se pencha sur Arevin et palpa une seconde fois sa joue écorchée, puis y étala une pellicule de pommade.
— Oui… pour l’aider à se cicatriser.
— Si tu ne peux pas dormir, peux-tu au moins reposer ?
— Oui. Un petit moment.
Serpent s’appuya sur Arevin et ils observèrent le lever du soleil, qui donnait aux nuages des tons d’ambre, d’or et de flamme. Le simple contact physique d’un être humain lui procurait un certain plaisir, mais qui ne pouvait la satisfaire pleinement. En un autre temps, un autre lieu, elle aurait pu faire davantage, mais pas ici, ni maintenant.
Lorsque le bord inférieur de l’éclatante tache rouge du soleil se fut détaché de l’horizon, Serpent se leva et taquina Brume pour la faire sortir de son logement. Elle en émergea lentement, faiblement et en rampant, elle alla se percher sur les épaules de sa maîtresse. Serpent prit sa sacoche et, accompagnée d’Arevin, se dirigea vers le petit groupe de tentes.
Les parents de Stavin les attendaient à l’entrée de leur tente, en un groupe compact, silencieux, sur la défensive. Un instant. Serpent s’imagina qu’ils avaient décidé de la renvoyer. Alors, le chagrin et la peur lui brûlant la bouche comme un fer chaud, elle leur demanda si Stavin était mort. La rassurant d’un signe de tête négatif, ils la firent entrer.
Stavin n’avait pas bougé ; il dormait. Les adultes suivaient la jeune femme du regard, l’œil fixe. Brume fit jaillir sa langue, rendue nerveuse par l’odeur de la peur.
— Je sais que vous voudriez rester, dit Serpent. Je sais que vous voudriez aider, si vous le pouviez, mais je suis seule à pouvoir faire quelque chose. Veuillez donc vous retirer.
Ils échangèrent de brefs regards, entre eux et avec Arevin ; Serpent crut un moment qu’ils allaient refuser. Elle n’aspirait qu’au silence, au sommeil.
— Venez, mes cousins, dit Arevin, nous sommes entre ses mains.
Il ouvrit le rabat de la tente et leur fit signe de sortir. Serpent ne l’en remercia que d’un regard rapide, et il ébaucha l’ombre d’un sourire. Elle s’agenouilla auprès de Stavin, prononça son nom, lui toucha le front, qui était brûlant. Elle remarqua que sa propre main était devenue moins ferme. Cet attouchement réveilla l’enfant.
— Il est temps, dit Serpent.
Il cligna des yeux, sortant de quelque rêve d’enfant, vit la jeune femme, la reconnut peu à peu. Il n’avait pas l’air d’avoir peur, et Serpent en était heureuse ; pourtant elle se sentait mal à l’aise sans pouvoir s’en expliquer la raison.
— Est-ce que ça fera mal ?
— Tu as mal en ce moment ?
Il hésita, détourna les yeux, regarda de nouveau la jeune femme.
— Oui, dit-il.
— Tu vas peut-être avoir encore un peu plus mal. J’espère que non. Es-tu prêt ?
— Sève peut-il rester ?
— Bien sûr.
Elle comprit alors ce qui n’allait pas.
— Je reviens dans un moment.
Sa voix était tellement changée, si tendue, que l’enfant, en dépit qu’elle en eût, fut effrayé. Elle quitta la tente à pas lents, calmement, s’efforçant de se maîtriser. Les parents l’attendaient dehors, et leur expression confirma ses craintes.
— Où est Sève ?
Arevin, qui lui tournait le dos, sursauta au ton de sa voix. L’homme blond poussa un petit gémissement et ne put soutenir le regard de Serpent.
— Nous avions peur, dit l’aîné des partenaires. Nous pensions qu’il allait mordre l’enfant.
— Oui, je le pensais, dit la femme. C’est moi. Il rampait sur son visage. Je voyais ses crochets.
Elle posa les mains sur les épaules de son jeune partenaire et se tut.
— Où est-il ? dit Serpent, se retenant de crier.
Ils apportèrent une petite boîte ouverte. Elle la prit et regarda dedans.
Sève s’y trouvait, presque coupé en deux, ses entrailles sortant de son corps, à moitié retourné ; elle le vit frémir et se tortiller un instant, projeter sa langue et la rentrer.
Serpent faisait entendre un gémissement étouffé. Elle espérait que ce n’était autre chose que des mouvements réflexes, mais elle prit l’animal dans sa main avec toute la douceur dont elle était capable. Elle se pencha et effleura des lèvres les lisses écailles vertes derrière sa tête. Elle le mordit vivement, d’un coup sec, à la base du crâne. Son sang frais et salé lui coula dans la bouche. La mort, si elle n’était déjà survenue, fut instantanée.
Serpent regarda les parents, et Arevin ; ils étaient tous pâles, mais elle n’éprouvait aucune compassion pour eux, pour leur peur et le chagrin qui les unissait.
— Une si petite bête ! dit-elle. Une si petite bête qui ne pouvait que donner du plaisir et du rêve.
Elle les observa encore un moment, puis se tourna vers la tente.
— Attendez, lui dit l’aîné des partenaires, et il vint à elle et lui mit la main sur l’épaule, mais elle se dégagea d’un mouvement impatient. Nous vous donnerons, continua-t-il, tout ce que vous voudrez, mais ne touchez pas à l’enfant.
Se retournant vivement, elle lui lança furieusement :
— Faut-il que Stavin meure par votre stupidité ?
Il parut vouloir tenter de la retenir. Elle lui donna un grand coup d’épaule à l’estomac et se précipita dans la tente. Elle heurta du pied la sacoche. Réveillé en sursaut, Sable, courroucé, sortit et se lova. Quelqu’un essaya d’entrer, et le serpent siffla et fit cliqueter ses sonnettes avec une violence dont sa maîtresse fut la première étonnée. Elle ne daigna même pas regarder derrière elle. Baissant rapidement la tête, elle essuya ses larmes sur sa manche pour les cacher à Stavin. Elle s’agenouilla auprès de lui.
— Qu’y a-t-il ?
Il ne pouvait pas ne pas entendre un bruit de voix et de pas précipités hors de la tente.
— Rien, Stavin. Savais-tu que nous avions traversé le désert ?
— Non, dit l’enfant, émerveillé.
— Il faisait très chaud, et nous n’avions rien à manger, les serpents et moi. Sève est en train de chasser. Il était affamé. Veux-tu lui pardonner si nous commençons sans lui ? Je ne te quitterai pas.
Stavin avait l’air épuisé ; il était déçu mais n’avait pas la force de discuter.
— D’accord.
Sa voix murmurait comme un sable qu’on laisse couler entre ses doigts.
Serpent souleva Brume de ses épaules, et écarta la couverture qui cachait le corps menu de Stavin. La tumeur exerçait sa pression sous la cage thoracique, rendant le malade difforme, comprimant ses organes vitaux, se nourrissant de sa substance même, l’empoisonnant de ses déchets. Maintenant la tête de Brume, Serpent le fit glisser sur le corps de l’enfant, que le cobra palpait et sentait. Il fallut l’empêcher de frapper, énervé qu’il était par l’excitation ambiante. Lorsque Sable agita ses sonnettes, les vibrations firent tressaillir le cobra. Serpent le caressa, l’apaisa, et ses réflexes conditionnés reprirent le dessus sur ses instincts naturels. Il s’immobilisa au moment où sa langue palpait la peau du petit malade à l’endroit de la tumeur ; alors Serpent le lâcha.
Le cobra se dressa et frappa, mordant l’enfant à la manière des cobras, enfonçant ses courts crochets dans les chairs, lâchant prise pour aussitôt s’assurer une meilleure préhension par une nouvelle morsure, mâchonnant sa proie avec acharnement. Stavin poussa un cri mais sans opposer de résistance à Serpent, qui le contenait d’une main ferme.
Brume vida le contenu de ses glandes à venin dans le corps de l’enfant, puis lâcha prise. Elle se dressa, promena son regard autour d’elle, replia sa coiffe et glissa sur le sol, en une parfaite ligne droite, pour regagner son logement obscur.