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— J’irai avec toi.

— Melissa…

— Ça m’est égal. D’ailleurs je n’ai jamais voulu être guérisseuse, dit la fillette sur un ton de défi. Je veux être jockey. Crois-tu que j’accepterais de rester avec des gens qui t’obligeraient à partir ?

Serpent fut troublée par l’intensité de cet attachement. Jamais elle n’avait vu un aussi complet désintéressement. Peut-être Melissa était-elle encore incapable de se considérer comme un être ayant droit à ses propres rêves ; peut-être était-ce là un luxe qu’elle n’osait encore s’offrir parce qu’on lui en avait interdit la jouissance. Ces rêves qui lui avaient été ôtés, Serpent espérait parvenir à les lui rendre.

— N’y pensons plus, dit-elle. Nous ne sommes pas encore arrivées. Il sera temps de nous inquiéter lorsque nous serons là-bas.

Le masque résolu de Melissa se détendit quelque peu, et la petite troupe repartit.

Au soir du troisième jour, les plantes naines commencèrent à tomber en poussière sous les sabots des chevaux. Une légère brume brunâtre flottait sur le désert. Le vent charriait de temps à autre un nuage des graines les plus légères, tandis que ses fortes rafales faisaient rebondir les graines plus lourdes sur le sable en flux réguliers. À la tombée de la nuit. Serpent et Melissa avaient atteint les premières collines, laissant derrière elles un désert redevenu noir et nu.

Elles avaient pris droit vers l’ouest pour regagner les montagnes ; c’était l’itinéraire le plus rapide pour parvenir en lieu sûr. Là les contreforts des Montagnes Centrales s’élevaient en pente plus douce que les escarpements abrupts de La Montagne, loin vers le nord ; la montée était facile, mais aussi beaucoup plus longue que celle du col septentrional. Au sommet de la première crête, avant de poursuivre vers la ligne suivante, plus haute de collines, Melissa arrêta sa monture pour se retourner et contempler le désert sans cesse plus sombre.

— Nous avons gagné, dit-elle.

Lentement, le visage de Serpent s’éclaira d’un sourire.

— Tu as raison, dit-elle. Nous avons gagné.

Sa plus grande crainte dans l’immédiat, celle des tempêtes, se dissipait lentement dans l’air pur et froid des collines. Mais le bas plafond des nuages masquait le ciel de sa masse oppressive. Personne, ni caravanier ni montagnard, ne verrait plus ni un coin de ciel bleu, ni une étoile, ni la lune avant la venue du printemps, et le disque du soleil allait peu à peu s’obscurcir. Sur le point de disparaître derrière les pics de la montagne, il projetait l’ombre de Serpent vers la plaine aride de sable qui allait s’assombrissant. Hors d’atteinte des vents les plus violents, de la chaleur et de la sécheresse du désert, Serpent poussait sa monture vers les montagnes, pour elle terre natale, pour sa fille terre d’adoption.

Serpent guettait un endroit où faire étape. Elle le trouva bientôt, et elle en fut avertie par le bruit sympathique d’un filet d’eau courante. Le sentier qu’elle descendait passait auprès d’une source, et l’on avait apparemment campé à cet endroit, longtemps auparavant. L’eau nourrissait quelques arbres immortels rabougris, et de l’herbe pour les chevaux. Au centre d’un carré de terre piétiné, le sol était barbouillé de charbon de bois, mais Serpent n’avait pas de quoi faire du feu. Elle se serait bien gardée de s’escrimer à abattre les arbres immortels, à l’exemple de ces voyageurs qui avaient laissé la trace à demi effacée de leurs futiles coups de hache sur l’écorce rugueuse ; car le bois, au-dessous, était dur comme du fer.

Il était aussi peu recommandé de voyager de nuit en montagne que de jour dans le désert, et la facilité des dernières étapes n’avait pas effacé la fatigue accumulée depuis le départ de La Montagne. Serpent mit pied à terre, décidée à passer la nuit en ce lieu. Et au lever du soleil…

Que se passerait-il alors ? Après tant de jours d’une activité fébrile, d’une hâte constante pour échapper à la maladie, à la mort, aux sables implacables, elle s’apercevait soudain qu’elle n’avait plus aucune raison de courir, aucun besoin impératif de poursuivre sa route, ni de limiter son sommeil à quelques heures pour se lever, mal réveillée, au coucher ou au lever du soleil. Rentrer chez elle ? Mais serait-elle encore chez elle au centre des guérisseurs ? Rien n’était moins sûr. Elle n’allait y apporter que son échec, de mauvaises nouvelles et une vipère des sables irascible dont l’utilité restait à prouver. Elle détacha la sacoche aux serpents et la posa doucement à terre.

Lorsqu’elle eut bouchonné les chevaux, Melissa s’agenouilla pour déballer la nourriture et le réchaud à pétrole. Les voyageuses allaient camper confortablement pour la première fois depuis leur départ. Assise sur ses talons, Serpent aidait sa fille à préparer le dîner.

— Je m’en occupe, dit Melissa. Repose-toi donc.

— Ce ne serait pas très juste.

— Ça m’est égal.

— Ce n’est pas la question.

— J’aime travailler pour toi, dit Melissa.

Serpent lui mit la main sur l’épaule, mais sans l’obliger ni la prier de se tourner vers elle.

— Je sais. Moi aussi, j’aime travailler pour toi.

Melissa était occupée à déboucler du matériel.

— Ce n’est pas juste, dit-elle finalement. Tu es une guérisseuse, et je… je suis une fille d’écurie. C’est à moi de travailler pour toi.

— Où est-il écrit qu’une guérisseuse a plus de droits qu’une fille qui travaillait dans une écurie ? Tu es mon enfant, et nous faisons équipe.

Melissa se jeta dans les bras de sa mère et la serra très fort, se cachant le visage contre sa chemise. Serpent lui rendit son étreinte, la berça, la consola comme si elle avait été la toute petite fille qu’elle n’avait jamais pu être dans son enfance.

Au bout de quelques minutes, Melissa desserra son embrassade, et se dégagea, reprenant son attitude réservée, fuyant, dans sa gêne, le regard de sa mère.

— Je n’aime pas être inoccupée.

— Qu’en sais-tu ? Tu n’as jamais essayé.

Melissa haussa les épaules.

— Nous pouvons travailler à tour de rôle, dit Serpent, ou nous partager la besogne chaque jour. Que préfères-tu ?

Melissa adressa à sa mère un rapide sourire, elle paraissait soulagée.

— Partager le travail tous les jours, dit-elle. (Elle parcourut des yeux l’emplacement du camp comme si elle le voyait pour la première fois.) Peut-être y a-t-il plus loin du bois mort, ajouta-t-elle. Et il nous faut de l’eau.

Elle se munit de l’outre de peau et de la courroie servant à lier le bois en fagots. Serpent lui prit l’outre.

— Je te retrouve ici dans quelques minutes. Ne t’entête pas à chercher si tu ne trouves rien. Ce qui tombe l’hiver a des chances d’être ramassé par les premiers voyageurs du printemps. Si tant est qu’il en passe par ici.

Non seulement cet endroit paraissait ne pas avoir été visité depuis de nombreuses années, mais il s’en dégageait une indéfinissable sensation d’abandon.

Bien qu’il n’y eût alors aucune trace de boue à l’endroit où les chevaux avaient bu. Serpent préféra remonter le ruisseau vers sa source. Là elle posa l’outre à terre et escalada un énorme rocher offrant une vue presque circulaire des alentours. Personne en vue, ni chevaux, ni camps, ni fumée. Serpent penchait à croire, finalement, qu’elle était débarrassée du fou ou que c’était pure coïncidence si elle avait eu affaire d’abord à un véritable fou, ensuite à un voleur incapable et mal inspiré. À supposer même que les deux ne fissent qu’un, elle ne l’avait pas revu depuis leur bagarre dans la rue. Ce n’était pas si vieux qu’il y paraissait, mais peut-être assez pour être rassurant.