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Lorsqu’ils eurent regagné le campement, les voyageuses couchèrent le fou en lui donnant une selle pour oreiller et il fixa le ciel d’un œil vide. Chaque fois qu’il clignait les paupières une grosse larme coulait sur son visage en une traînée chargée de crasse et de poussière. Serpent lui donna de l’eau. Assise sur les talons elle l’observait en se demandant quel pouvait être le sens de ses étranges paroles, pour autant qu’elles eussent un sens. C’était bien un fou, finalement, mais sa folie n’était pas spontanée. Il était poussé par le désespoir.

— Il ne va rien nous faire ? demanda Melissa.

— Je ne crois pas.

— Il m’a fait lâcher mon fagot.

Manifestement écœurée, Melissa partit à grands pas vers les rochers.

— Melissa !

Elle se retourna.

— J’espère que cette vipère des sables a continué son chemin, mais elle pourrait se trouver encore dans les parages. Nous ferions mieux de nous passer de feu cette nuit.

Melissa hésita si longtemps que Serpent n’aurait pas été étonnée de l’entendre dire qu’elle préférait la compagnie de la vipère à celle du fou. Finalement elle haussa les épaules et se dirigea vers les chevaux.

Serpent fit boire le maniaque une fois de plus. Il avala une gorgée, puis laissa l’eau de l’outre dégouliner des coins de sa bouche dans sa barbe ; sur le sol dur elle forma une flaque d’où s’écoulèrent de minuscules filets.

— Votre nom ?

Serpent attendit vainement la réponse. Elle se demanda si l’homme n’était pas atteint de catatonie. Il réagit enfin par un haussement d’épaules quelque peu théâtral.

— Vous avez bien un nom ?

— Je suppose que oui, dit-il.

Il s’humecta les lèvres tandis que ses mains se contractaient et que deux larmes fraîches sillonnaient son visage poussiéreux.

— J’ai dû avoir un nom autrefois.

— Que vouliez-vous dire quand vous parliez de bonheur ? Pourquoi vouliez-vous mon serpent du rêve ? Vous êtes mourant ?

— Oui, je vous l’ai déjà dit, je vais mourir.

— De quoi ?

— De manque.

— Manque de quoi ?

— De serpent du rêve.

Serpent soupira. Elle souffrait des genoux. Changeant de position, elle s’assit jambes croisées près de l’épaule du maniaque.

— Je ne peux rien faire pour vous si vous ne m’aidez pas à comprendre ce qui ne va pas.

Il se dressa par mouvements saccadés, puis, saisissant de ses doigts crochus la robe qu’il avait rajustée avec tant de soin, il tira sur son tissu usé jusqu’à le déchirer. Puis il dénuda sa gorge en levant le menton.

— Voilà. Vous êtes renseignée.

Serpent regarda de plus près. Parmi les poils sombres de la barbe hirsute, elle vit de nombreuses cicatrices, minuscules et toutes disposées par paires dans la région des artères carotides. Elle recula, saisie. Ces marques provenaient des crochets d’un serpent du rêve, la guérisseuse en était certaine ; mais elle ne pouvait imaginer, et encore moins se rappeler, une maladie assez grave et des souffrances assez atroces pour justifier l’emploi d’une telle quantité de venin en guise d’antalgique. Et comment était-il possible d’en réchapper ? Ces cicatrices couvraient une longue période de temps, car les unes étaient anciennes, blanchâtres, les autres si fraîches, roses et luisantes qu’elles devaient être encore garnies d’une croûte lorsque le maniaque avait pillé sa tente.

— Vous comprenez maintenant ?

— Non. Qu’avez-vous eu… ? (Serpent s’interrompit, le front soucieux.) Vous étiez guérisseur ? demanda-t-elle.

Vaine question. S’il avait été guérisseur, elle l’aurait connu, elle en aurait à tout le moins entendu parler. D’ailleurs le venin de serpent du rêve serait, comme celui de tout autre ophidien, sans effet sur un guérisseur.

Pourquoi donc en utiliser une telle quantité pendant une si longue période, c’était là l’énigme. Quels que fussent l’identité et la profession de cet homme, il avait certainement condamné, en accaparant une telle quantité de ce produit rare, d’autres malades à mourir dans d’atroces souffrances.

Hochant la tête, le fou s’affaissa de nouveau sur le sol.

— Guérisseur ? Non, très peu pour moi. Nous n’avons que faire des guérisseurs dans le dôme crevé.

Serpent attendait la suite, impatiente mais ne voulant pas risquer, le voyant sur la bonne voie, de l’en détourner.

Le maniaque s’humecta les lèvres.

— De l’eau… s’il vous plaît, dit-il.

Serpent porta l’outre à ses lèvres, et il but avidement, cette fois sans baver ni laisser l’eau se répandre sur lui. Il essaya de se rasseoir mais son coude glissa sous son poids ; il resta couché, immobile, sans même faire un effort pour parler. La patience de Serpent était à bout.

— Pourquoi toutes ces morsures de serpent du rêve ?

Il fixa la guérisseuse de ses yeux pâles injectés de sang.

— Parce que j’étais un bon suppliant ; je me rendais utile en apportant beaucoup de richesses au dôme. J’étais souvent récompensé.

— Récompensé !

— Oh, oui, dit-il, le visage adouci, les yeux perdus, fixant Serpent sans la voir. Par le bonheur, l’oubli, le monde des rêves.

Il ferma les yeux et garda un silence obstiné, en dépit des coups que Serpent, sans ménagement, lui portait pour le faire parler.

Elle rejoignit Melissa, qui avait trouvé quelques branches sèches de l’autre côté du campement ; elle était assise devant son petit feu, en attendant les nouvelles.

— Quelqu’un possède un serpent du rêve, dit sa mère. Son venin est utilisé comme drogue.

— C’est stupide, dit Melissa. Pourquoi ne pas employer une plante de la région ? Il y en a de toutes sortes.

— Je ne sais pas. Personnellement j’ignore quelle sensation procure ce venin. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir où ils ont trouvé le serpent. Pas chez un guérisseur, ou alors sans sa permission.

Melissa remuait la soupe. La lumière du feu dorait sa chevelure rousse.

— Serpent, dit-elle enfin, la nuit où tu es revenue à l’écurie après t’être bagarrée avec lui, il t’aurait tuée si tu l’avais laissé faire. Ce soir il m’aurait tué s’il avait pu. S’il a des amis qui ont décidé de prendre un serpent du rêve à une guérisseuse…

— Je sais.

Tuer des guérisseurs pour leur prendre ces reptiles ?

C’était là une idée difficile à accepter. Serpent, sans but, traça des lignes entrecroisées sur le sol au moyen d’un caillou tranchant.

— C’est à peu près la seule explication plausible, ajouta-t-elle.

Le fou ne prit pas part au dîner : plongé dans un sommeil trop profond pour être alimenté, il n’était pourtant pas en danger de mort comme il le prétendait. En fait son corps était étonnamment sain sous la crasse et les guenilles ; il était maigre, mais avec un bon tonus musculaire, et sa peau ne portait aucun des signes classiques de la malnutrition. Il était visiblement très fort.

Mais tel était l’avantage, pensa Serpent, des serpents du rêve. Leur venin ne tuait pas et ne rendait pas la mort inévitable. Il facilitait la transition entre la vie et la mort, aidait les mourants à accepter leur destin.

Le fou en arriverait peut-être à chercher la mort. Mais Serpent n’avait nullement l’intention de le laisser mettre à exécution pareil dessein avant d’avoir découvert d’où il venait et ce qui s’y passait. Elle n’allait pas non plus veiller sur lui la moitié de la nuit en alternance avec Melissa. Elles avaient besoin toutes les deux d’un long sommeil.

Les bras du maniaque étaient aussi mous que ses guenilles. Serpent les lui rabattit en arrière et attacha les poignets à sa selle avec des courroies. Elle ne voulait pas le ligoter étroitement au point de le faire souffrir, mais suffisamment pour qu’elle pût l’entendre s’il tentait de s’échapper. La nuit était froide, aussi jeta-t-elle sur lui une couverture ; ensuite, imitée par Melissa, elle étala sa propre couverture sur le sol dur et elle s’endormit.