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Serpent se réveilla vers minuit. Le feu s’était éteint, et il faisait nuit noire. Elle resta immobile, l’oreille aux aguets pour déceler toute tentative de fuite du maniaque.

Melissa cria dans son sommeil. Serpent se glissa vers elle à tâtons, et lui toucha l’épaule. Elle s’assit à côté d’elle et lui caressa les cheveux et le visage.

— Tout va bien, Melissa, murmura-t-elle. Réveille-toi, c’était un mauvais rêve.

Au bout d’un moment Melissa s’assit, droite comme un piquet.

— Quoi… ?

— C’est moi, Serpent. Tu faisais un cauchemar.

— Je me croyais revenue à La Montagne, dit l’enfant d’une voix tremblante. Je croyais que Ras…

Serpent la serrait dans ses bras, caressant ses cheveux flous et bouclés.

— Ne t’inquiète pas. Jamais plus tu n’iras là-bas.

Elle sentit sa fille faire un signe d’acquiescement.

— Veux-tu que je reste ici près de toi ? Ou bien est-ce que ça ferait revenir le cauchemar ?

Melissa hésita.

— Reste, s’il te plaît, murmura-t-elle.

Serpent s’étendit avec sa fille sous leurs deux couvertures. La nuit était froide, pourtant la jeune femme était heureuse d’avoir quitté le désert, pour se retrouver dans une contrée où le sol ne conservait pas obstinément la chaleur emmagasinée pendant le jour. Melissa se pelotonna contre elle.

L’obscurité était totale mais, d’après la respiration de sa fille, Serpent savait qu’elle s’était rendormie. Peut-être ne s’était-elle jamais complètement réveillée. La guérisseuse fut longue à retrouver le sommeil. Elle entendait par-dessus le bruit de la source le souffle rauque de son prisonnier, et elle sentait vibrer le sol tassé, sous les sabots des chevaux, lorsqu’ils changeaient de position. Le terrain ne cédait pas d’un millimètre sous son épaule et sa hanche. Au-dessus d’elle ni étoile ni rayon de lune ne perçait les nuages.

La voix du maniaque était geignarde, mais beaucoup plus forte que la veille au soir.

— Je veux me lever ! Détachez-moi ! Voulez-vous me tuer à petit feu ? J’ai besoin de pisser. J’ai soif.

Serpent écarta les couvertures et s’assit. Elle fut tentée de commencer par lui offrir à boire, mais elle décida de ne pas accorder trop d’importance au caprice d’un homme réveillé avant l’aube. Elle se leva, s’étira en bâillant, puis fit un signe à Melissa, qui se tenait contre Vive et Ecureuil, tous deux lui donnant de petits coups de museau pour réclamer leur petit déjeuner. Melissa, rieuse, rendit son salut à Serpent.

Le fou tirait sur les courroies.

— Alors, ça vient ? Je veux me lever !

— Une minute.

Serpent utilisa la latrine creusée derrière des buissons, puis alla se rafraîchir le visage à la source. Elle eût aimé prendre un bain mais le débit de la source était insuffisant ; d’ailleurs elle ne voulait pas faire languir son prisonnier trop longtemps. Elle alla donc délier les courroies qui lui attachaient les poignets. Il s’assit, se frotta les mains l’une sur l’autre en grommelant, puis se leva et s’éloigna.

— Je ne veux pas vous empêcher de vous isoler, dit Serpent, mais faites en sorte que je ne vous perde pas de vue.

Il marmonna hargneusement quelque chose d’inintelligible, mais il s’arrangea pour ne pas être entièrement caché par le feuillage. Ayant rejoint Serpent en traînant la patte, il s’assit à croupetons et s’empara de l’outre d’eau. Il but avidement, s’essuya sur sa manche, et promena autour de lui un regard affamé.

— Y a-t-il à manger ?

— Tiens, je croyais que vous vouliez mourir.

Il renifla bruyamment.

— Ici il faut travailler pour manger. Mais vous, il vous suffira de parler.

L’homme baissa les yeux et soupira. Il avait des sourcils foncés dont la broussaille ombrageait ses yeux pâles.

— Soit, dit-il.

Il s’assit en tailleur, les avant-bras sur les genoux, les mains pendantes, les doigts tremblants.

Serpent attendit, mais il ne dit rien.

Deux guérisseurs avaient disparu en quelques années. Serpent pensait à eux sous leurs noms d’enfants, ceux qu’elle leur donnait jusqu’au moment du grand départ de l’année probatoire. Philippe n’avait pas été pour elle un ami intime, mais Jenneth au contraire était sa sœur aînée préférée, une des trois personnes avec lesquelles elle avait été le plus liée. Elle sentait encore dans sa chair l’angoisse qui l’avait étreinte lors de l’année probatoire de jenneth, en hiver et au printemps, tandis que les jours passaient et que, peu à peu, la communauté comprenait qu’elle ne reviendrait jamais. Jamais les guérisseurs n’avaient reçu d’elle le moindre message. Qui sait si cette loque humaine prostrée devant Serpent n’avait pas sauté sur elle dans une ruelle obscure, qui sait s’il ne l’avait pas tuée pour lui prendre son serpent du rêve.

— J’écoute, dit Serpent d’un ton brusque.

Le fou sursauta.

— Quoi ?

Il sembla faire un effort pour acquérir une vision nette de la guérisseuse, qui s’imposait de rester calme.

— D’où êtes-vous ?

— Du sud.

— Quelle ville ?

Ses cartes ne dépassaient pas le col où ils se trouvaient. Que ce fût en montagne ou dans le désert, les gens avaient de bonnes raisons d’éviter les terres de l’extrême Sud.

Il haussa les épaules.

— Aucune ville. Il n’en reste pas là-bas. Rien que le dôme crevé.

— Où avez-vous trouvé votre serpent du rêve ?

Il haussa les épaules.

Serpent se leva d’un bond et l’empoigna par ses haillons. Leur tissu se plissa en accordéon sous sa gorge lorsqu’elle l’eut forcé à se redresser.

— Répondez-moi !

Une larme coula sur son visage.

— Comment pourrais-je vous répondre ? Je ne vous comprends pas. Où je l’ai trouvé ? Je ne l’ai pas trouvé. Ils étaient toujours là, mais pas à moi. Ils étaient là quand j’y suis allé et ils y étaient toujours quand je suis parti. Pourquoi aurais-je besoin du vôtre si j’en avais un à moi ?

Serpent lâcha lentement le fou et il s’affaissa.

— Si vous en aviez un à vous ?

Il tendit les mains, bras levés pour laisser tomber ses manches jusqu’aux coudes. Partout où les veines saillaient, à la saignée du bras et aux poignets, il y avait des marques de morsure.

— Le mieux, c’est quand ils vous frappent partout à la fois, dit-il d’un ton rêveur. Sur la gorge, c’est rapide et sûr, c’est radical quand on est en état de manque. C’est tout ce qu’on obtient normalement de North. Mais pour récompenser un service spécial, alors c’est partout à la fois.

Le fou se blottit et se frotta les bras comme s’il avait froid. Il était rouge de surexcitation, se frottant toujours plus fort et plus vite.

— Alors on se sent, on se sent… tout s’illumine, on s’enflamme, tout… encore et encore…

— Assez !

Il laissa ses mains retomber et regarda Serpent, de nouveau l’œil atone.

— Ce North… il a des serpents du rêve ?

Le maniaque acquiesça avec enthousiasme ; il recommençait à s’exciter.

— Il en a beaucoup ?

— Toute une fosse. Parfois il fait descendre quelqu’un dans la fosse, comme récompense… mais jamais moi. Jamais depuis la première fois.

Serpent s’assit et fixa le fou sans le voir. Elle se représentait les délicates créatures emprisonnées dans une fosse, exposées au froid.